13 décembre 2019

La la sol fa mi ré

Qu'arrive-t-il au cœur?
Comment peut-on, parfois, être fauché en plein vol comme une bécasse en Beauce un douze de novembre ? D’où vient que, d’un coup l’énergie peut nous quitter, comme si nous étions victimes d'une fuite géante, d'une béance et alors, que tant de vide puisse s’insinuer si vite en nous ?
Un demi s’il vous plait.
Le type en train de se poser ces questions d’une manière lancinante voire pleurnichante était entré depuis peu dans le bar. Il s’était accoudé au comptoir les pieds dans la sciure et regardait loin derrière le mur de bouteilles. En vrai, il ne voyait rien ni personne. Il dégoulinait encore de la pluie de dehors quand le demi s’est posé devant lui. 
Autour de sa présence, un vague brouhaha de bar. Un flipper sonnait dans un coin, un couple s’engueulait vaguement c’est toi, non c’est toi, de la vapeur sortait de la machine à cafés et dehors les bruits des grands boulevards un soir de semaine de novembre de pluie. Une gaité folle. Une tristesse éblouissante. Un gris étincelant.
Il a descendu son demi et en a vite demandé un autre. Histoire de se mettre le cerveau dans les brumes.  Un verre vide c’est comme un verre plein, c’est du malheur à venir s’était il dit. Tu parles, il est déjà bien là, on dirait. Boire pour oublier que j'ai bu.
Il se parlait à lui même comme le font tous les types un peu seuls. Au début ils le font en silence puis il s’y mettent à voix haute, alors ils n’arrêtent plus. Les questions, les réponses, les reproches, les engueulades, tout y passe. Ils finissent par être plusieurs dans leurs têtes et, dans les rues, à leur approche, on se met à avoir peur et à changer de trottoir. Il n’y a plus qu’eux qui ne peuvent changer de rien. C’est une lente si lente descente. Les gens se disent encore un qui n’est pas seul dans sa tête. Ils n’ont pas tort, finalement. 
Il a entrepris le serveur sur l’absence d’œufs durs sur le comptoir. Avant, il y en avait toujours, on les mettait dans un petit présentoir circulaire, sur deux ou trois étages, quand on en prenait un, il était remplacé de suite, on les écalait à même le zinc et on pouvait ou l’engloutir d’un coup ou s’étouffer un peu avec le jaune en plusieurs bouchées. Pourquoi y en a plus dans les bars  des œufs durs ?
Qui pouvait se poser ce genre de question si ce n’était pas un type très seul ?
Le serveur a marmonné : J’en sais rien, moi et puis je m’en fous à vrai dire. Je n’ai plus les coquilles à ramasser c’est tout ce que j’en sais. Peut-être que certains restaient là trop longtemps. Il n’a pas entendu la remarque du gars : Pour un type qui n’en a rien à foutre vous en dites pas mal quand même.
Au troisième demi, il n’était plus là, il avait filé, il s’était envolé et personne ne le rattraperait avant un bon moment. Il se tenait debout ancré au sol appuyé sur un coude au comptoir. Il ne vacillait pas, il ne perdait pas son équilibre que tous sentaient bien précaire quand même.
C’est là qu’une voix s’est faite entendre, le serveur avait trafiqué un poste derrière le bar. Une voix d’élégant chanteur canadien mort a envahi l’espace et tout le monde s’est tu. Du fond d’une grotte est arrivé : I was always working steady but i never called it art…
Tous ici avaient l’âme dressée.
Puis, tous ont entendu les six petites notes, les six la la sol fa mi ré égrenées au piano  juste après le refrain. Elles ont fait dans les cœurs des présents autant de dégats qu’une bourrasque de plein cyclone. Six petites notes de rien à peine effleurées, à peine évoquées, une grappe d’émotion renversante qui a emporté  ceux qui les ont reçues. C'était courant ça quelques notes qui emportent tout sur leur passage, qui font qu'il y a un avant et un après, qui bouleversent et s'en vont comme une crue de rivière mais qui laissent des traces si ineffaçables qu'on les porte toute sa vie et qu'elles font revivre comme si on y était les instants à chaque fois qu'elles sont jouées.
Alors des larmes ont coulé sur les joues du type qui, à cet instant seulement, rattrapé  par son chagrin, s’était mis à vaciller.
Qu'arrive-t-il au coeur?

Allez, j'en reprends un, ça me fera le litre... J'aime bien les comptes        ronds


Un Léonard Cohen est visible dans cette vue de Montréal...

2 commentaires:

Laurence Chellali a dit…

Tes descriptions de l'âme sont (toujours) tellement justes. Merci Chri pour ces moments partagés !

chri a dit…


Oh Merci Laurence...

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