25 janvier 2013

En beauté...


Bizarrement, c'est un gel qui a mis le feu aux poudres...
La nuit venait de tomber quand le bonhomme a appris que le montant de sa retraite de misère n'allait encore pas être augmenté cette année. 
Bien avant, le soleil s'était, lui, abimé en mer en ayant foutu le feu à tout l'horizon. Ne nous venaient plus de là-bas que des nuages noirs de cendres.
Le type, lui, est arrivé, sous l'immense porche à paillettes du casino, celui qui sert à abriter les clients descendant des grosses bagnoles noires, tranquillement, sans nervosité particulière, comme un client banal. Il a passé la porte tournante sans fébrilité, normalement, sans toucher aux parois de verre, pour qu'elles continuent de tourner. Il a salué de la tête le gars de la sécurité qui se la jouait agent secret avec son micro au poignet et ses lunettes de soleil à une heure où le soleil était dans de beaux draps depuis un bon moment. L'homme qui s'avançait était habillé d'un costume un peu vieillot, d'une coupe ordinaire, une cravate grise pendouillante sur une chemise qui, en son temps, avait été blanche. Il tenait un sac plastique à la main. Ça oui ça aurait dû  surprendre. Hé bien personne n'y a porté attention. Pas même l'agent secret normand. Comme dans la vie, quoi... En général, personne ne le remarquait. Quand il entrait dans un bar, dans une banque, à la poste on ne lui manifestait absolument aucun intérêt. Il devait d'abord, lui, appeler, demander, se racler la gorge, envoyer un signe de sa présence pour qu'on daigne lever les yeux sur lui, pour que de mauvaise grâce on abandonne ce qu'on était en train de faire et  s'aperçoive de sa présence, pour qu'on le regarde... Pour lui, mais pour des tas d'autres c'était comme ça. Lui, et la plupart ne l'avaient pas: Le charisme? la lumière? Une aura? Un don? Comment appeler cette chose très particulière que d'être de suite remarquable dans une foule, une queue ou bien une salle, fut-elle bondée...
Et pourtant il avait croisé certains gars capables d'acheter un bar cinq minutes après y être entrés, il avait même eu comme patrons quelques gars capables de jurer leurs grands dieux qu'il ne feraient aucun licenciement... Mais pas lui. Lui, il montait juste dans les charrettes. En baissant la tête.
Il a filé droit vers la caisse, il connaissait visiblement bien les lieux et là, on a commencé à y prêter un poil attention. De son sac plastique, il a sorti un semblant de fusil de chasse amputé aux deux bouts, crosse et canon. Il ne s'est couvert le visage d'aucune cagoule mais il a pointé son escopette de voyage droit sur le joli visage de la caissière. Bien sur elle a eu l'air paniqué, ça s'est vu dans son regard. Évidemment, des larmes lui sont venues, mais elle n'a rien crié. Elle s'est penchée sur son comptoir et lui a remis une liasse qui trainait là. Il a semblé satisfait puisqu'il a reculé. L'autre, le karatéka d'opérette, à l'entrée, était plat comme une limande, la bouche à son poignet, en train d'appeler des renforts et les rares clients qui ont vite compris ce qui se tramait dans le secteur ont fichu le camp en courant comme des hystériques apeurés. Quand il est arrivé sur le parvis de casino, une estafette de bleus se rangeait, enfin se rangeait... parcourait le terre plein central à toutes blindes en arrachant au passage le tronc du palmier... 
Il a pointé son arme vers elle et a tiré, d'une main, une fois. Une seule. Un gros trou béant dans la porte et le bras d'un gendarme en sang. Alors, il s'est dirigé vers SA bagnole, une  RENAULT 14 hors d'âge, une de celles qu'on appelait poire... La bien nommée... Il l'a mise en route après avoir perdu pas mal de temps pour retrouver les clés au fond de sa poche et il a démarré. Il a tiré une deuxième cartouche au passage au ras de l'estafette. Un autre trou dans l'autre porte et tout le monde à nouveau au sol comme des crêpes au sucre. Puis, vu l'âge de la bagnole sans que les pneus crissent sur le goudron, il a filé vers Trouville. Au Rond Point des anglais, à la sortie de la ville, les bleus avaient monté une sorte de barrage avec des herses agressives. Il s'en  est pas mal foutu. Il a foncé droit sur le vert du milieu et a balancé au passage deux coups de fusil au jugé vu qu'il avait eu le temps de recharger sa pétoire pendant la longue ligne droite menant du casino. Les gendarmes  présents ont bien essayé de riposter mais ils n'ont rien touché, ni personne. Ne toucher à rien, c'est encore ce qu'ils faisaient de mieux! Sauf que l'un d'eux s'est entaillé une main sur des débris de pare-brise, rien de très grave  bien que ça pisse le sang.
Malheureusement, au croisement de la D834, c'est une autre paire de manche qui l'attendait, le Pancho Villa du bocage. Deux bagnoles de la BAC de Deauville. Appelée en renfort et ravie dès que ça pétarade... Des cow boys à la mauvaise réputation armés comme des chasseurs de sangliers le jour de l'ouverture...
C'est la troisième balle qu'il a reçue en plein tiroir du buffet qui l'a tué. La vieille RENAULT est allée s'écraser mollement contre le haut mur en pierres du haras de Neuville... 
Quand les flics ont vu son âge sur la carte d'identité qu'il avait dans son portefeuille, ils n'en sont pas revenus: 
___ La vache, ça lui fait soixante quinze, non, soixante seize ans. Merde! Mais c'est un vieux de chez vieux... Si eux aussi se mettent à déconner, on n’est pas sorti de l’auberge !
          Chez lui, dans le modeste et vieillot pavillon de la grande banlieue de Vire, au ras d’une rangée de vieux pommiers malades, on a retrouvé un mot griffonné à la va-vite, glissé sous la coupe de fruits en pâte de verre rouge posée  sur la toile cirée de la table de la salle à manger:
J'emmerde les gendarmes de Vire et surtout le chef T.(illisible) qui m'a flashé deux fois cette semaine à la sortie de Dives. Dites lui bien que c'est un fameux gros con! Et, pour toi, mon salopard de gendre, j'aimerais que tu saches que j'ai toujours détesté Derrick...
Suivaient quelques mots que les experts ont mis un temps fou à déchiffrer tellement c'était écrit avec rage et qui disaient:
Marre de cette vie de merde... Je m'ennuie à mourir... Partir? Oui, mais en beauté... Nom de Dieu!





15 commentaires:

Tilia a dit…

Si ce n'est pas encore arrivé, ça va sûrement être bientôt d'actualité.
Quand la radio a annoncé ces jours-ci que les retraites vont diminuer sous peu (l'expression "gel des pensions" étant un euphémisme), j'en ai entendu dire « il est temps d'acheter un fusil ».
Un vieux poussé dans ses derniers retranchements n'a plus rien à craindre. Fauché pour fauché, autant partir en rendant coup pour coup.

chri a dit…

@ Tilia: Merci pour ma nouvelle attaque!!!

Obni a dit…

Bien triste réalité ! Bien écrit ce texte !

chri a dit…

@ Obni Merci à vous pour le bien!

M a dit…

ça se corse en beauté, ya pas !

chri a dit…

@ M: Joli, M!

odile b. a dit…

Epitaphe :
"Ne me plaignez pas,
Ne me pleurez pas
Ne me blâmez pas

chri a dit…

@ Odile Ca pourrait être ça, oui!

Slevtar a dit…

Ca se regarde comme un polar, en court-métrage, ciselé au millimètre pour en dire aussi long.

chri a dit…

@ Slev Merci merci!!!

Brigitte a dit…

Très, très réaliste ;la vie comme elle est ... parfois !!!...

Laurence a dit…

Décidément, je n'arrête pas de lire des histoires de vieux délinquants ! Pas plus tard qu'hier soir, j'ai fini "le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire" de Jonass Jonasson. Si ce n'est pas déjà fait, fonce le lire, tu vas te régaler !!
Dis, tu crois que nous aussi on finira comme ça ?

chri a dit…

@ Laurence J'ai lu ça! C'était bien. J'espère finir entouré de l'amour de mes enfants et petits mais pas fauché abandonné!
PS Je sors de chez l'encadreur et c'est superbe!

Laurence a dit…

Une photo, une photo, une photo !!!! :) Tu m'en envoies-une ?

chri a dit…

@ Laurence: Elle est partie.

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