Elle, elle était tout ce
que j’aime.
J’étais accoudé au
bastingage et si les machines vrombissaient en sourdine, le bateau n’avait pas encore bougé. Bientôt, il sortirait du port
manoeuvré par le pilote de la ville. Un de ces as
des créneaux pile poil avec des engins capable d’avaler six cent voitures et plus de
mille personnes à leurs bords. Ils entraient et sortaient, allaient et venaient entre les
deux jetées de béton comme qui rigole. Parfois ça passait au centimètre et pas
une égratignure, pas le moindre petit accroc. Du boulot de virtuose. Il ne fallait pas manquer ça. Il ne fallait pas non plus
manquer la sortie du port sous une lumière éblouissante malgré la fin de journée qui s'annonçait, puis
la remontée sur toute la longueur du Cap Corse, ni les bouffées de senteurs du maquis, celles
des cistes, des myrtes, des pistachiers lentisques et celles des immortelles qui nous en venaient encore, ni la vue des
villages agrippés aux flancs bleutés des montagnes dans le lointain. Il ne
fallait pas non plus manquer la vague de nostalgie qui s’insinue comme un jus de seringue au plus profond du coeur
quand on quitte une île en bateau, quelle que soit l’île, quel que soit le bateau, même si c’est pour rentrer chez
soi. Dans quelques heures, après avoir frôlé du regard les derniers rochers du
bout du bout nous serons en pleine mer et nous l’aurons quittée. Elle qui était
tout ce que j’aime. Une beauté à couper le souffle, parfois sauvage, souvent
indisciplinée, bazardeuse, accueillante, délicate, fidèle, préservée, rebelle, bonne
vivante, toujours fière. C’est à elle que je pensais quand elle est venue
s’accouder à mes côtés. Elle sentait bon le propre, le frais malgré les trente
huit degrés Celsius qui accablaient sur le métal du pont. Elle était blonde, les yeux bleus, une peau hâlée, des mains fines parcourues de veines dessinées, les poignets
ornés de bracelets élégants, des petites choses mimies de chez Clio Blue. Elle était vêtue d’une
robe légère, une sorte de robe de plage en madras bleu ciel, bleu plus foncé, les pieds aux ongles rouges, habillés de tropéziennes
de cuir naturel, il me semble qu’elle avait les cheveux réunis sur l’arrière de
la tête. J’ai vu aussi qu’elle était fine. J’ai toujours été davantage séduit
par les femmes repues d’une demi bébé courgette à peine râpée ou vite gavées d’un quart d'abricot plutôt petit de préférence, et si elles ne dédaignaient pas boire un canon c'était encore mieux. Je n’en tirais aucune gloire, aucune satisfaction, c’était ainsi. Je n'irai pas m'embarquer dans une analyse pour comprendre le pourquoi du comment, j'avais bien assez à faire avec toute une cargaison d'autres trucs qui ne tournaient pas très rond. Comme elle était juste à mes
côtés, nos coudes se touchaient. Enfin, le sien touchait le mien. Je le sentais. Elle était au
téléphone avec une amie, j’ai, de suite aimé sa voix douce, qui se voulait
discrète, qui racontait avec un léger accent l’île et le séjour qu’elle venait
d’y passer. J’ai su ce qu’elle avait vu, j’ai su combien elle avait aimé aller
dans les endroits que je connaissais et que j’aimais également. Elle les décrivait avec ferveur, les mots étaient riches, choisis, imagés. Les
descriptions étaient précises, chaleureuses, les images étaient surprenantes, habiles…
Décidément, elle
était tout ce que j’aimais. Je n’ai pas perdu une miette de sa conversation qui
n’avait rien d’intime. Et puis, un peu après, elle a raccroché. Alors, elle a regardé ce que
je regardais et pendant quelques miles, nous avons regardé ensemble dans la
même direction.
Mais ce fut tout.
Le soir tombant, le frais
venant, elle a enfilé un jean, s’est couvert les épaules d’un pull en coton
bleu marine torsadé et puis vaincue par l’humidité, comme le bateau passait au large de la pointe d'Agnello et l'île de la Giraglia, je passais, moi, à côté d'une belle histoire puisqu'elle a fini par quitter le
pont.
J’y suis resté, accoudé, seul, transi, amoureux
comme pas deux, en attendant qu’elle remonte du ventre du navire et vienne me
dire deux mots…
10 commentaires:
C'était à bord de "l'Espérance" ?
Marie.
@ Marie Comment as-tu deviné? C'est dingue! :-)
"Il ne fallait pas non plus manquer la vague de nostalgie qui s’insinue au plus profond du cœur quand on quitte une île, quelle que soit l’île, même si c’est pour rentrer chez soi."
Je dirais même plus, parfois même l'évocation de ce moment là (même par d'autres vécu) suffit à faire serrer-bondir le cœur !
L'attendrir au point de tomber raide dingue amoureux... même !
Même qu'il ne faut pas chercher qui est l'âne de Nîmes !
@ Anne de Nîmes Je crois que j'avais trouvé :-)
On fantasme pas mal en bateau :-)
Merveilleux récit et comme Anonyme, j'ai été "saisie par la vague de nostalgie" de ce ferry sur le départ.
Les îles, les îles, voilà le monde dont je me sens proche et tu as sû le dire si bien. Merci !
Quant à l'histoire amoureuse terminée avant même que d'être entamée, quel désoloir.
Pourquoi ton héros ne lui a-t-il pas un café pour suivre sa belle au tréfonds du bateau ? Est-ce parce que de toutes façons les histoires d'amour finissent mal, en général ?
PS - je suis toujours étonnée de l'usage du terme "de suite" en lieu et place de "tout de suite". C'est une pratique locale qui me semble erronée.
@ Nathalie Pour de suite, tu as raison mais ça sonne bien, je trouve!
Je le fais de suite!
Pour le reste il n'a pas osé sans doute parce qu'il n'aurait pas aimé un refus?
Très bel hommage à l'île de Beauté, ce texte fort bien écrit, Chri.
Bravo !
Le héros a loupé une belle occasion.
Tant pis pour lui...
Qui ne tente rien, n'a rien !
@ Tilia Merci merci, je l'aime, elle, l'île!
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