04 janvier 2015

Les nouveaux pères.

Il a débarqué dans le wagon quelques petites minutes avant le départ, un enfant dans chaque bras et un autre plus agé devant pour ouvrir la marche. Il les a installés dans le carré où j'occupais la quatrième place. Je me suis dit: Putain deux heures trente de voyage en tête à têtes avec ces quatre là... Ça va être plus long que prévu. Je n'aurais donc jamais droit à une jolie femme sexy, seule, souriante, intelligente, humble, drôle, un peu bavarde et pas farouche? 
En attendant, révise tout ton Qi gong mon petit bonhomme et va chercher l'air tout en bas là-bas... Tu vas en avoir un sacré besoin.
J'ai plongé dans mon livre comme on plonge dans un lac de montagne. Surtout ne leur envoyer aucun signe de sympathie, de bienveillance. Vous êtes tombés  sur un vieux bougon mes gaillards, ne pensez pas une seconde qu'il va être question de rigolade avec ce papy là.  Je les connaissais ces petits salopards: tu leur souries une fois et deux minutes après ils t'arrachent les lunettes en te mettant deux doigts dans les narines en te hurlant dans les oreilles. Je faisais mine de lire avec intensité mais je les regardais du coin de l'oeil. Je me méfiais d'eux comme de la peste noire.
Le père, une petite quarantaine Hilfiger barbe naissante, a déballé les bulletins scolaires des deux plus agés, le plus petit n'y avait sans doute pas encore droit. Il s'est mis à lire tout ça à haute voix et les deux autres écoutaient en balançant de temps en temps une saleté sur le frère d'à côté. Puis, il a signé les bulletins d'une manière protocolaire comme s'il signait un contrat mirobolant avec  une délégation chinoise. Ensuite, il a entrepris de les faire bosser. Un Thénardier Eden Park aux petits oignons j'ai pensé. Tout y est passé. Additions, soustractions, conjugaisons... Les autres se sont pliés à son petit jeu de mauvaise grâce mais ils ont fait ce que leur demandait le père North Face. Ils se sont bien mélangés les crayons sur sont:  s/o/n/t ou son: s/o/n, on voyait bien qu'ils ne maitrisaient pas et qu'ils répondaient le plus souvent pour se débarrasser. J'ai une chance sur deux j'en envoie un et je vois la tête qu'il fait, si besoin, je lui donne l'autre... Ce petit jeu a bien duré une bonne heure, tout le monde avait bien avancé. Lui, il les tenait pas mal finalement mais on voyait bien qu'il ne faisait pas ça couramment. Il déballait trop de trésors de patience appuyée, il comptait bien trop fréquemment jusqu'à trois, on sentait qu'il venait de le faire sien ce coup là. J'aurais mis ma main à couper qu'il s'en occupait occasionnellement et qu'il devait se dire, au fond de lui: Allez encore une heure ou deux et c'est fini, tiens bon, tiens bon, tu es un père formidable... Puis, il a fini par les brancher sur un ipad et là, enfin tous les passagers du coin ont (o/n/t) soufflé. Les deux grands ont quitté le wagon, le train, le trajet et sont partis voir ailleurs. Seul, le petit s'est blotti dans les bras d'Eider qui en a profité pour roupiller un poil. Il était du reste assez ridicule avec sa tête penchée en arrière et sa bouche grande ouverte.
J'ai avancé dans mon livre. Il n'y a pas à dire, il les tenait bien ses trois gars, je m'attendais à pire. J'étais à deux doigts de lui décerner une médaille quand je suis allé aux toilettes juste avant d'arriver. J'étais dans le sas du wagon quand il a débarqué. Il était pendu au téléphone, il avait laissé ses trois gentils bonhommes sur le siège. J'entendais tout ce qu'il disait. Le gentil papa patient avait fait place à un sacré chaud lapin. Il était comme un bloc de braise. J'ai tout attrapé jusque dans les détails. Fallait pas lui en promettre. Il allait bientôt arriver, filer à la maison, les déposer à leur mère et à nous toute la soirée mon amour et comment seras-tu habillée que je me fasse à l'idée de ce qui m'attend  et mon namour je te laisse le choix dans la date...  Alors ça, il a dû le répéter trois ou quatre fois de peur qu'elle passe à côté ce qui aurait quand même été  dommage devait-il se dire. Il en gloussait même de plaisir tant le trait lui semblait fin et sa vilaine blague à peine éculée... Chaud, torride dis-je. Jusqu'à l'aveuglement. Le gentil papa, poule prévenante était devenu en deux secondes et un appel de portable un coq bouillonnant. Un père moderne, que ce Timberland des TGV...
Dans le wagon, profitant de son absence passagère, ses trois trésors se bagarraient en hurlant comme des chiffonniers hystériques.
Tout, peu à peu, reprenait sa vraie place...L'illusion se dissipait comme une brume évanescente.



4 commentaires:

Nathanaël a dit…

J'ai cru un instant que nous allions échapper au normal, des enfants bien éduqués, un père aimant et pas amant, le tout lié par la joie et la curiosité d'apprendre... Las nous sommes bien en 2015 et j'en profite donc pour présenter mes vœux.

chri a dit…

@ Nathanaël Il m'a bien fait rire en tous les cas, lui. Bonne année à vous aussi Nathanaël.

véronique a dit…

quel délice Chriscot .. je me suis régalé en lisant votre petite nouvelle qui semble être totalement vécue !
comment dit on déjà ? ah oui " surtout ne pas se fier aux apparences " !

chri a dit…

@ Véronique Merci à vous de votre régal. Il fait le mien! Un père pareil peut-on l'inventer?

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