01 mars 2017

À bout de souffles.

Depuis quelques semaines, dès qu’il arrivait à la maison, il se changeait. 
Aux pieds, il enfilait des Air Max qui coûtaient un bras, sur les fesses un short, en haut un vieux tee-shirt un peu troué sur l’épaule à cause des nombreux lavages et roule. Enfin plutôt cours ! Il sortait du jardin et il empruntait le petit sentier vers le fleuve. Ouf ouf les premières foulées étaient en descente, une bonne centaine de mètres par l’escalier ouf ouf ça passait tout seul, juste un peu les genoux douloureux au début, mais ça avançait vite ouf ouf une fois en bas, sur la berge, il tournait à gauche jusqu’au premier pont, la partie la moins agréable du parcours puisqu’il était obligé de courir ouf ouf sur le trottoir, dans l’odeur des échappements des voitures. Il passait le pont et ouf ouf sur la promenade de l’autre côté. Là, une ligne droite de deux bons kilos ouf ouf qu’il avalait à s’en brûler les cuisses et les poumons. Il se faisait mal aux jambes pour ne pas avoir mal tout court. Chaque soir que Dieu faisait ouf ouf depuis qu’elle lui avait dit j’en ai marre, marre de nous, je veux autre chose. Autre chose ? ouf ouf mais quoi ? Tu veux partir ? J’y pense ouf ouf j’y pense, tu ferais bien d'y penser toi aussi… Il avait encaissé et depuis cette annonce, à peine rentré, il s’en allait courir une heure, une heure entière à fond, à bloc ouf ouf pour se calmer, pour se vider de la colère qui l’avait agrippé, qui lui serrait le cœur, qui lui broyait le ventre, pour que ses cuisses et sa poitrine douloureuses estompent le chagrin? ouf ouf il savait qu’elle en était capable, qu’elle était fichu de le faire, il en avait peur, il le redoutait, alors il courait pour ouf ouf sans y croire éloigner cette perspective. Pour redormir la nuit aussi si ça se trouve...
 La ligne droite engloutie, il passait sur l’autre pont ouf ouf il était rouge en nage les yeux cernés les épaules lourdes comme des cuisses ouf ouf il passait sur la rive et accélérait encore de plus belle en profitant ouf ouf de la descente du pont. Dix ans qu’ils étaient ensemble, dix années et très peu de nuages entre eux à part ce gros orage ouf ouf elle en avait eu marre d’un coup il n’avait rien vu venir ouf ouf  alors il courait pour s’oublier, pour s’exténuer, pour se détruire, pour chasser la colère, la rage. Il arrivait maintenant devant les escaliers qui remontent ouf ouf à la maison, il était maculé de sueur et de boue, les traits creusés ouf ouf et il s’enfilait les cent marches le plus vite possible pour se vider du peu de forces qui lui restait ouf ouf arrivé en haut, devant chez eux, il soufflait comme une usine de forge, il se courbait en deux les mains sur les genoux, il était mort, vidé, sans force, anéanti.


Leur amour était à bout de souffle. Lui aussi.



14 commentaires:

Pastelle a dit…

Ce n'est pas en s'éloignant d'elle et en courant qu'il va la retenir... Curieuse réaction je trouve. Mais c'est bien écrit, je suis essoufflée de vous avoir lu.

chri a dit…

@ Pastelle Je crois qu'il ne veut pas la faire revenir, il sait bien que c'est trop tard. Il court pour se fatiguer, pour pouvoir dormir, pour que ses mollets douloureux lui fasse oublier une autre douleur?

Anonyme a dit…

si ça lui fait pas de bien, ça lui fera pas de mal non plus -)
Marie.

chri a dit…

@ Marie Correct!

Tilia a dit…

Pas bon le passage dans les gaz d'échappement, un coup à se chopper un crabe ça. Il ferait mieux de changer d'itinéraire.
Ce qu'il y a de bien avec vos histoires, c'est qu'à tous les coups on marche, on court même parfois ;-)

chri a dit…

@ Tilia Oh Merci Tilia! Content de vous faire courir (mais sans plâtre...)

Anonyme a dit…

Conduite magique . C'est bien vu ! C'est comme décorer sa maison pour éviter la nécessité de la revendre,ou préparer un championnat de ping-pong à l'approche du Bac etc...

:)
Papy

chri a dit…

@ Papy La déco, je vois, la course effrénée, je vois mais le championnat de ping pong la veille du bac???

:-)

Anonyme a dit…

Ben si Chris ! C'est une conduite d'évitement ! je pourrais dire championnat de rugby ou de foot si tu préfères.C'est un peu comme si en faisant disparaitre l'idée de l'objet, la pensée de l'objet on supprimait l'objet.
Par exemple plusieurs collègues ont observé comme moi qu'on avait toujours du ménage incontournable quand il s'agissait de se mettre à corriger des copies( bien sûr ce phénomène ne se produit généralement pas en début de carrière ,mais au bout de 20, 30, 40 aïe aïe de carrière et pire avec Fillon et Macron:))
Je comprends que toi tu as voulu raconter le remplacement de la douleur affective par la douleur physique,mais je crois qu'il ya aussi de la conduite magique.
Bon, t'as vu : c'est Papy qui fait la mise en scène de "Uber, les salauds et mes ovaires"ben oui, j'ai une double vie.

chri a dit…

@ Papy!!! Mais oui j'ai vu!!! Et moi qui suis entrain de t'envoyer un SMS! Thé King is not my cousin!!!

odile b. a dit…

Ouf Ouf !
Avec cette photo, vous m'épatâtes !

"Fonce Alphonse !"
(À bout de souffle)

“On a tort de courir après un passé enfui.”
(Itinéraire d'un enfant gâté)

"Où cours-tu donc ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ?"
(Christiane Singer)

chri a dit…

@ Odile Ouf ouf Merci ouf ouf.

Brigitte a dit…

Il court, il court, ouf... ouf... pour oublier ... La douleur physique prenant le pas sur la douleur morale ...
Dure, dure; la vie parfois !
Bonne et belle semaine à venir

chri a dit…

@ Brigitte merci de vos voeux, Brigitte!
Oui, vivre ce n'est pas une affaire de mauviette!! :-)

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