20 février 2019

Lucie (Portraits de femmes 1)

Elle habitait sur le trajet qu'ils prenaient tous les jours.
Alors, plusieurs fois par semaine, ils passaient la voir, l'embrasser, parler un peu avec elle et voir si elle n'avait besoin de rien. Ils n'y venaient pas parce qu'ils étaient obligés, ils y venaient pour leur plaisir. Ce qu'elle ne voulait pas croire. Alors, toujours, à chaque fois, elle les mettait à la porte au bout d'une demi-heure en leur disant : « Allez, allez vous-en ! Vous avez d'autres choses à faire que venir perdre votre temps avec une vieille ! »
Bien sûr ils protestaient, évidemment, ils lui disaient sincèrement que si ils venaient c'était par égoïsme, mais ça, elle ne pouvait pas l'entendre. Et pas seulement parce qu'elle était sourde. Comme une jarre.
Dans tout le cours de sa vie, ce qui, vu son âge, commençait à faire long, elle avait appris à se réjouir de peu. Elle se serait contentée d'un coup de fil, d'un passage à la grille ou même d'une lettre, voire d'un télégramme. Alors une visite, vous pensez.
C'est ce qu'elle racontait aux pigeons qui venaient bouffer dans son jardin.
« Ils viennent perdre leur temps avec moi les jeunes, ils sont gentils mais ils ont bien mieux à faire. Ils ont leurs vies à mener et c'est pas rien, ça occupe, ils n'ont pas de temps à perdre, ils seront si vite vieux, eux aussi. »
Les visiteurs, eux, sonnaient et entraient, ils s'installaient sur des chaises dans la salle à manger et quelle que soit l'heure, elle plongeait dans le bas du buffet, elle y farfouillait quelques minutes et elle en ressortait comme un joueur de rugby d'une mêlée, une boite en métal dans les bras en guise de ballon. Elle la gardait contre elle comme un coffre de pirate, la posait à même la table, attrapait trois verres à Porto, sans vous demander votre avis y versait une rasade dans chaque et finissait en ouvrant sa boite, lentement comme si une musique divine allait s'en échapper. Dedans, il y avait une bande de biscuits secs. Oui mais des biscuits de chez Machin, le seul pâtissier sur cette terre de misère qui sache faire des biscuits un peu corrects. Même si les siens finissaient par sentir un peu l'humide et l'enfermé ils restaient malgré tout comestibles. Pour tout dire, le trait de Porto, quelle que soit l'heure, emportait l'affaire. En vrai, on ne venait ni pour boire, ni pour manger. On venait se réchauffer de sa chaleur à elle.
Dès qu'on débarquait, son homme, celui avec lequel elle avait passé sa vie, toute sa vie s'enfuyait en maugréant dans un recoin de la maison. Lui, il était bien moins aimable qu'elle. Il n'assistait à rien et trouvait que ces visites n'étaient qu'un dérangement. Tout juste s'il ne les foutait pas dehors. Eux, ils se fichaient pas mal de ses mauvaises humeurs puisque c'est elle qu'ils venaient embrasser. Lui, ils avaient renoncé à lui plaire. Avec lui, ils avaient renoncé à tout, du reste. Ils savaient quel genre d'homme c'était et s'ils ne lui voulaient pas du mal, ils ne lui souhaitaient aucun bien. Ainsi, la balance était équilibrée. Vient un moment où tout se paie et là où il en était c'est ce qui arrivait.
Elle qui n'était que racines, femme de terre, native d'une province perdue, le Béarn... Elle qui avait trimé toute son existence et plutôt deux fois qu'une puisqu'elle faisait deux métiers : infirmière la nuit et femme de ménage le jour, elle qui ne s'était jamais posée, encore moins reposée, lorsqu'elle s'asseyait cinq minutes, elle se passionnait pour les riches et les oisifs. Elle était abonnée à Point de vue Images du monde, la revue des têtes couronnées et des héritiers. Elle disait, pas dupe et vaguement moqueuse, dans un sourire à désarmer Attila et tous ses huns: En le lisant, j'ai des nouvelles de toute la famille...
Et, vrai qu'elle savait tout d'eux, leurs filiations, leurs mariages, leurs désamours, leurs drames, leurs lieux de résidence, leurs châteaux, les endroits où ils partaient en vacances, en week-ends, les bals auxquels ils assistaient, ceux qu'ils donnaient, les réceptions, les dates d'anniversaire des uns et des autres, leurs peines de coeur, leurs déboires conjugaux, leurs séparations, leurs divorces, les frasques de leurs enfants, tout... Tout, pour elle qui vivait dans un plus que modeste pavillon de banlieue et qui n'en bougeait jamais, elle savait tout et dans les moindres détails de la vie des nobles des Cours d'Europe.
S'ils voulaient vraiment lui faire plaisir, ils l'embarquaient en voiture pour une virée dans Paris... Quand elle avait fini par accepter, après des heures de négociation qui faisaient : Mais ne perdez pas votre temps avec une vieille comme moi, vous avez mieux à faire que de me promener... Ils passaient la chercher, elle était prête depuis bien longtemps et pomponnée. Belle comme un jour d’Avril. Ils l'installaient à droite du chauffeur, elle tournait son visage vers l'extérieur et ouvrait ses grands yeux. Durant toute la balade, elle n'en perdait pas une miette. Ils lui faisaient faire un tour de Paris, ils l'emmenaient de préférence dans les quartiers où, jeune, elle avait trimé, elle y revenait ainsi en visiteuse, en touriste, en vacancière et ça lui plaisait, infiniment. Oui, parce qu’elle avait été jeune, avant.
Là pour l'instant, elle avait la tête dans le vague et un chat sur ses genoux.
Ses genoux étaient les préférés des chats. Dès qu'elle s'asseyait quelque part, si un greffier traînait dans le quartier vous pouviez parier qu'il finirait en rond ronronnant sur ses vieilles  jambes maigres...Et qu'elle ne bougerait plus un petit doigt. C'est ce qu'ils devaient aimer d'elle. Elle avait le temps de ne plus bouger.
Avec l'âge, ses dernières phalanges faisaient sécession, se barraient un peu dans tous les sens, son dos la courbait comme un judoka japonais au salut, depuis son attaque, son côté gauche l'était vraiment, elle se cognait un peu aux meubles en se déplaçant parce qu'elle voyait de moins en moins, mais son sourire... Son immense sourire bienveillant de femme douce, son généreux sourire de femme bonne...
Oui, Lucie, cette Lucie là était une sacrée bonne femme. Une de celles dont on dit qu'elles sont des femmes de peu... Femme de peu ? Femme de géant, oui !
Le porto descendu, ils l'embrassaient comme du pain frais et lui disaient : On repasse demain ! Invariablement, elle répondait : Mais non ne perdez pas votre temps avec une vieille, vous avez mieux à faire. 
Ils n'avaient pas mieux à faire.
On ne devrait pas avoir mieux à faire. Jamais.

9 commentaires:

M a dit…

Jolie tendresse... Elle ressemble à celle l'inspire

jean-jacques a dit…

joli partage
merci
:-)

chri a dit…

@ M Merci M

@ Jean Jacques A vous le merci.

Brigitte a dit…

Le mieux à faire c'était justement cette visite que, je suis certaine, au fond elle attendait secrètement … Un joli récit
Belle fin de semaine

chri a dit…

@ Brigitte Merci à toi!

chri a dit…

J'ai reçu d'Odile Bossard ce jour ce commentaire par mail:

Ça va ?
L'attente n'est pas trop longue ?
J'espère qu'elle sortira un jour, cette "Galerie de Portraits" !!!
Quel bel hommage rendu à ces personnes de caractère...
"Congratulations Dear Sir, I shake your hand."
odile b.


J'ai essayé 36 formules pour laisser ce commentaire sur le blog.
J'abandonne...
L'ordi, et Google surtout, commencent à me sortir par les yeux ÔvÔ
Je vous laisse mettre ce commentaire à ma place...
De tout cœur et à grands bras
(c'est encore mieux que : "I shake your hand"... isn't it ?)
Bonne dernière ligne droite !
Odile

chri a dit…

@ Odile Merci à vous! Il arrive, il arrive! C'est le dernier mois le plus difficile m'a-t-on dit!

Pastelle a dit…

Un très beau portrait de femme, qu'on a envie de connaître. Et ses copains aussi d'ailleurs ! ;)

chri a dit…

@ Pastelle Merci à vous!

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