08 avril 2019

Julie, qui sème la vie (Portrait de femmes 8)

Elle est fine comme un crayon papier bien taillé. Pas un gramme de gras. Une pointe sèche. Une femme qui marche, mieux, une qui court.
Qui sortaient de son gilet jaune de chantier d’autoroute, le visage et les bras déjà brunis de ceux qui passent leur temps dehors et les mains de ceux qui travaillent avec. Une silhouette élancée de coureuse  longues distances. Elle est sèche comme une ficelle bien cuite sortant du four. Les cheveux gris blancs coupés très court, presque ras, une petite perle de culture ronde claire à une oreille, un sourire large comme un Atlantique, un jean tombant sur des baskets qui ont été blanches, un accent américain à couper à l'Opinel. Des yeux bleus Paul Newman. Elle n’est pas provençale d’origine et n’a pas de la tapenade dans la voix, ça c’est certain. Elle a un sécateur à la main et s’active en bord de route, au pied du haut mur ceinturant et soutenant le petit village provençal perché à flanc de falaise de La Roque. Elle travaille sur une bande de terre d’un mètre de large et d'une centaine de long qu’elle façonne, modèle, bine, sème, plante, nettoie, ratisse, embellit à son gré. Pour le nôtre. 
Son jardin des remparts est en bord de route, le long du village, visible par tous, sans même descendre de voiture.
J’ai rangé mon engin à deux roues au bord de la route et nous avons papoté elle et moi comme deux vieux potes d’un quart d’heure qu’on était. Elle venait des amériques et elle avait travaillé au New Yorker, elle s'était réfugiée dans ce village un peu perdu (pas un commerce, pas un médecin, pas une galerie, juste un château hôtel là-haut).Elle en avait un peu après les gens du village qui regardaient d’un mauvais œil tout le travail qu’elle abattait, qui trouvaient qu’elle en faisait beaucoup, que c’était louche quelqu’un qui fait les choses, d’autant plus qu’elle faisait tout ça  gratuitement. Dans ce pays où plus de la moitié des gens se sont choisis une jeune députée blonde, nièce d’une autre, au discours de repli sur soi, d’exclusion et de rejet de tout ce qui n'est pas d'ici, ce n’était pas très étonnant. Elle avait un peu de mal avec ça parce qu’elle s’échinait aussi pour eux. Pour son plaisir à elle d’abord évidemment mais également pour le leur.
Ici, il n’y a que le maire qui est un peu content dit-elle. Tu parles, elle lui embellissait gratos son petit village perché du Vaucluse et, sans doute, un paquet de gens comme moi passait par là pour, simplement, admirer son explosion de couleurs, ses déflagrations de formes, ses entrelacs savants de tuteurs de branches fines de bois tressées, ses grillages attendant les hampes de volubilis, les rhizomes d’iris flambants neufs prêts à mauvir, jaunir bleuir ou blanchir. 
Là, elle était en train de gratter au pied les roses trémières qu’elle avait débarrassées des branches de l’an dernier. 
Et tout ce que ça me coûte... Je ne reçois pas un centime de personne. Ceci dit sans plainte. Mais il faut accomplir son œuvre et ce jardin c’est le mienne.
Tu parles que le maire était heureux. Il avait une cantonnière qui venait bosser tous les jours, lui fournissait les graines, les plans, les boutures, qui s’achetait ses propres outils, ne comptait pas ses heures, nettoyait le chantier et ne demandait rien en échange, qu’un peu de reconnaissance.
« C’est mon projet de fin de vie.. » m'a-t-elle dit en souriant mais d’un coup plus grave. 
À l’heure où le projet de vie de certains est de s’en mettre plein les poches, quitte à devenir député, voire Président, le sien est simplement d 'embellir nos vies en nous en mettant plein le coeur et les yeux et en cultivant son jardin.
Que soit fleurie comme elle le mérite l’âme de l’embellisseuse de La Roque sur Pernes.
Merci à vous Madame, je repasserai pour la floraison des trémières  en pensant à Giono L'homme qui plantait des arbres pour pouvoir dire:

Quand je réfléchis qu’une femme seule, réduit à ses simples ressources physiques et morales, a suffi pour faire surgir du désert ce pays de Canaan, je trouve que, malgré tout, la condition humaine est admirable.

8 commentaires:

antoine delmonti a dit…

Il est vrai qu'à notre époque, où règne l'individualisme et l'impératif absolu de la rentabilité, un acte de ce genre, à la fois gratuit et bénéficiant à la collectivité, est suspect. Un comble !
C'est une histoire réelle ?

chri a dit…

@ Antoine Delmonti Merci à vous Ah Oui cette fois c'est une vraie Julie qui travaille à rendre le monde plus beau.

Anonyme a dit…

des roses trémières, on n'en voit pas par chez moi. Elles doivent pas se plaire.
J'ai fini ton livre -)
Marie

chri a dit…

@ Marie Doit faire trop frais, la nuit!
Et alors? T'en dis quoi?
Tu as vu le "ghost"?

Brigitte a dit…

Un beau projet et des fleurs qui seront malgré tout admirées de tous,j'en suis certaine !
Belle fin de semaine

chri a dit…

@ Brigitte De presque tous les passants qui passent en tous les cas. Merci pour les voeux.

Tilia a dit…

Superbe portrait ! il me semble la voir cette belle jardinière, tellement elle est bien croquée dans votre texte. Suis sûre que si d'aventure je la croisais, je le reconnaitrais.

Quant à son jardin, le pense que c'est celui là. La photo de Street View date de septembre 2016. Depuis ce temps, d'après votre description les plantations de Julie ont pris de l'ampleur.. pour votre plus grand émerveillement, le notre et celui des passants.

chri a dit…

@ Tilia Merci pour elle! Oui c'est bien celui là! Google car ferait bien de repasser en Mai ou Juin les roses trémières et les autres lui exploserait la boulette!

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