21 avril 2019

Prune (Portrait de femme 10)

__ Ah ça on peut pas dire, elle nous aura bien fait chier. Jusqu’au bout.
Ils sont là, les têtes baissées, presqu’en cercle sous une pluie violente et glacée, une de début Novembre. Ils sont là sur un parking devant le cimetière, entourés d’immeubles, au cœur pollué d’une banlieue sinistre d’une ville sans âme. Ils sont quatre, ils sortent comme allégés d’un crématorium (Quel joli mot qui vous a un petit côté caramel mou...). L’un allume une cigarette, deux qui peuvent être jumeaux se parlent en douce, l’une, la plus jeune, toute de noir vêtue tient entre ses deux bras une urne funéraire contre laquelle elle semble se réchauffer. L’un, l’ainé sans doute, celui de la clope, dégoulinant de flotte, les épaules trempées, dans un souffle, parlant assez fort pour couvrir le bruit des gouttes sur les capots des voitures :
__ Ah ça on peut pas dire, elle nous aura bien fait chier jusqu’au bout.
__ Un peu de respect quand même fait l’un des deux sans trop y croire.
__ Quoi dis moi que j’ai tort ? Calancher en Novembre alors que ça fait deux ans qu’on attend, elle n’aurait pas pu faire ça en Juin ? Au moins on se les gèle pas, en Juin. Et puis si un jour on m'avait dit que je devrais casquer pour la récupérer, merci bien...
__ Arrête, c’est notre mère malgré tout, tu pourrais modérer… Au moins aujourd’hui…
__ Notre quoi, as tu dit ? Notre mère ? Elle ? Ah ça si il y a un truc qu’elle n’a jamais été c’est bien notre mère ! Tu as vu où que c’était ça une mère ? Qui  t’as élevée, toi ? C’est elle ou c’est moi ? Notre mère ? C’est la meilleure de la journée ! Il faut que je te rappelle tous les soirs de toutes les semaines de tous les mois de toutes ces années où elle foutait le camp, où elle disparaissait dans les valises d’un type de passage et qu’elle nous laissait seuls au monde à nous démerder avec rien. Combien de fois elle t’a emmené en vacances, ta soit disant mère ? Combien de fois elle est venue te chercher à l’école ? Combien de goûters  t’a-t-elle préparés ? Combien de chansons pour s’endormir elle t’a appris ? Combien de fois es-tu allé quelque part avec elle ? Cette femme là, elle vivait de temps en temps avec nous, de passage. Entre deux hommes, entre deux boulots, entre deux amours. Tu te rappelles que notre père en est mort de chagrin et qu'on s'est occupé de tout parce que Madame était ailleurs ? Tu t’en souviens de ça ? Dis ? Tu sais Prune il y des choses qu’on ne peut pas oublier. La seule chose un peu jolie qu’elle t’ait donnée cette femme là, enfin ce qu’il en reste et que tu tiens dans tes bras, c’est tes yeux verts. Pour le reste tu n’as rien reçu d’elle,  pas même  ton prénom. Prune c’est moi qui t’a appelé comme ça.  Elle,  figure-toi qu’elle avait choisi Cindy. Alors, tu vois bien. Je n’exagère pas, je ne dis pas du mal, je ne charge pas la barque, je fais le bilan. Et il n’est pas très jojo le bilan, si tu veux mon avis. Et ne va pas t'imaginer qu'elle nous a donné davantage à nous trois. Elle a été équitable. Nous avons reçu exactement la même chose que toi, c'est à dire, rien. 
Les deux autres qui n’avaient rien dit se sont approchés d’elle,  ils ont entouré Prune de leurs bras solides et lui ont soufflé à l’oreille :
__ Il a raison tu sais. C’était pas une bonne mère parce que ce n’était pas une mère. Regarde, elle ne nous a rien laissé d’autre que quelques dettes et deux, trois manteaux pourris. Tout ce qu’on possède aujourd’hui, le petit peu qu'on a c’est à nous que nous le devons, pas à elle.
L’un a essuyé une larme qui venait de naître au coin de l’œil de Prune et puis il a lancé :
__ Bon, si on rentrait, maintenant ?
Ils se sont engouffrés dans la bagnole et sont partis sur les chapeaux de roues. Pendant le trajet, ils ont gueulé ensemble sur un truc qui passait à la radio, qu’ils aimaient chanter à tue-tête. Pour une fois ça tombait bien. Et puis, ils ont ri, aussi.
Arrivés chez eux, ils se sont un peu bousculés dans l’entrée et Prune a lâché l’urne qu’elle tenait dans les mains. En tombant, en arrivant au sol, elle s’est ouverte et une bonne partie du gris des cendres s’est répandue en pluie fine sur le lino blanc de l’entrée...
__ Oh merde !
Prune a filé dans la cuisine. Elle est revenue un balai et une pelle à la main.
Alors, l’ainé dans un éclat de rire a lancé :
__ C’est le comble : Elle qui a toujours détesté tout ce qui est ménage, de près ou de loin, finir dans une pelle… En cendres et poussières, brossées par les poils d’un balai. Quelle misère. C’est à pleurer.
Les trois autres étaient pliés.
Au bout d’un moment d’une petite voix mais toute ferme, à genoux:
EndFragment
__Va chercher l’aspi, tu veux, a dit Prune, je m’en sors pas avec la pelle…

2 commentaires:

antoine delmonti a dit…

Une histoire qui fait frémir. Une mère qui n'en était pas une, et ses quatre enfants, privés d'amour et d'attentions, qui ne le lui pardonnent pas.
Humour noir, Environnement sinistre, beaucoup de maîtrise dans ce récit douloureux, que l'on lit avec beaucoup d'émotion et de pitié pour ces personnages.

chri a dit…

@ Antoine Delmonti. Merci à vous. Dire que tout est parti de la première phrase...

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