16 octobre 2019

Le popotin

Au fond, je n’en savais encore rien même si j'en recevais de temps à autre certains signes, mais j’imaginais que ça devait débuter comme ça: 
Sans doute qu’un beau jour, façon d’écrire, on doit simplement faire un pas de côté, comme renoncer, se dire à quoi bon, lâcher l’affaire, sortir un mouchoir blanc du fond d’une poche dont ne savait même pas qu’il y était et se mettre à  l’agiter bêtement dans l’air tiède d’une soirée jusque là sans histoire. Sans qu’on s’y soit préparé, sans qu’on se soit dit longtemps à l’avance ce sera pour ce soir là précisément que ça va arriver. Mais ça arrive. 
La veille on avait encore assuré, on était paré pour l’Aventure, on pouvait embarquer, on avait envisagé des possibles, on n’était pas à l’abri de tomber amoureux, on avait prévu des actes, on avait rencontré des gens, on leur avait parlé, on avait évoqué avec eux des projets qu’on avait élaborés, on avait exprimé des rêves qui nous restaient pour occuper du mieux possible les mois à venir. On avait échangé à propos des voyages, des villes et des pays qui nous restaient à voir, la meilleure saison pour y aller faire un tour ou bien à propos de la pertinence de retourner dans un qui nous avait beaucoup plus. Tu te souviens de cette lumière en Novembre qui était si irréelle et puis slaouch tout ça était remis en cause, pire abandonné, plus d’actualité, foutu en l’air.
Un beau soir, façon de parler, le lendemain ou pas loin vous vient en bouche la saveur âcre de la poussière que vous avez mordue sans savoir où.  Désormais, on  serait à même de reconnaître ce gout entre mille et pour toujours. Il ne nous lâcherait pas. Il serait inscrit en nous. Un vilain soir, on doit poser un genou à terre après avoir courbé l’échine un peu plus que tous les autres soirs d'avant. Ça vient au déboulé d’un escalier que d’ordinaire on avalait en sautillant le cœur léger, ça vient d’un souffle écourté après une course de quelques mètres, ça arrive par une crainte soudaine, surprenante en traversant une avenue en dehors du passage piétons, d’un autobus qu’on attrape pas, d’une valise qui semble bien plus lourde que d’habitude, d’un écran de cinéma qui paraît bien flou, d’une impatience qui vient plus vite, d'une phrase qu'on fait répéter, d'une réaction ou d'une reflexion qui ne nous ressemble pas et qu'on s'étonne d'avoir eue. On s’affaisse un peu sous le poids, on se tasse et pour finir, comme vaincu par un ennemi invisible et sournois, on finit par lâcher, on abandonne. Alors, on veut quitter la scène, descendre de l’estrade, sortir du rond de lumière. On souhaite être ailleurs, davantage sur le côté de la route encore un peu sur le trottoir mais plus près du caniveau. On prend la tangente, on s’efface, on se retire, on jette ses cartes, on laisse la table, on sort du jeu, on descend de la rame, on s’extrait du cortège, on quitte la cohorte. Entre ici Jean Moulin...
C’est comme ça que ça arrive. D’un coup. La veille on avançait malgré des douleurs diffuses, on passait outre, on les méprisait même. Là, ce soir,  elles se rappellent à nous, elles sont au premier plan puis elles empêchent. Alors, on est envahi par une lassitude, une fatigue, un épuisement. D’un coup, on se retrouve sans envie sans désir, sans souhait, sans rêve. Un soir ce qui nous animait, ce qui nous faisait trembler d’émotion, ce qui faisait naître une larme dans le noir d’une salle nous a quitté. On se dit qu'on aimera plus, pire qu'on ne sera plus aimé. Jamais. Un jour l’élan magnifique s’arrête. Net. L’ouverture des bras se referme, l’étincelle s’éteint, le coeur se vide. On s'isole. Un soir on se sent sans force ni énergie. Tout ça ne nous amuse plus. Au contraire. Comme les anciens fumeurs détestent l’odeur du tabac on se met à fuir ceux qui n’en sont pas encore là. On ne veut plus les voir ni les entendre on ne veut plus avoir à faire avec eux. On se met à détester les jeunes et leur fougue, on déteste la jeunesse entière. Ils nous semblent infréquentables. 
On arrive à peine à se fréquenter soi-même.
Un soir c'est fait, on est vieux. 
En attendant cet instant terrible qui ne manquera pas d’arriver, on le devine, on le sait, on le pressent, on reste debout, à faire face, les pieds posés bien à plat sur terre et on se remue le popotin.



8 commentaires:

Anonyme a dit…

Beau texte qui pèse son pesant d'âge . Mais nous avons le temps, nous, hein ? Alors qu'il y a tant de jeunes vieux ou de vieux jeunes comme on voudra .Le temps est une illusion.

Papy René

chri a dit…

Merci Papy! Oui, oui on a bien le temps!

Enfin faudrait quand même pas trop trainer... Un peu mais pas trop.

chri a dit…

Aujourd'hui on m'a demandé pourquoi j'écrivais des trucs tristes. Pour ne pas l'être, j'ai répondu.
.

Anonyme a dit…

C'est la catharsis. Tu n'as toujours pas vu" Alice et le maire "? Tous mes amis sont emballés !

chri a dit…

@ Si si Papy j'ai vu et emballé moi aussi!

Pastelle a dit…

C'est incroyablement tout à fait ça !
Un excellent texte, qui laisse rêveur, parce que bien sûr on sait déjà tout cela, mais on n'avait pas les mots pour le dire.

M a dit…

Superbe, surtout le popotin !!!

chri a dit…

@ Pastelle, M Merci, merci!!!
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