10 octobre 2019

Une dernière bière

Le hall passé,  dans la vaste salle de réception décorée de l’immeuble de trois étages, elles sont une dizaine aux cheveux bleuis autour d’une grande table, occupées à dresser de leurs mains malhabiles, déformées par l’arthrose des bouquets de fleurs coupées. Ikebana de banlieue. Ça sent le mauvais parfum, le lys sucré, l’ennui profond et le vieux. La pisse aussi souvent. Ça sent l’ehpad avec son putain de h qu’on ne sait jamais où le mettre. En avançant, on leur dit bonjour d’un signe de tête et d’un sourire un peu forcé. Aucune ne répond, aucune n’a vu ou entendu nos signes. Il n’a jamais à ce point détesté autant les bouquets de fleurs, il a fini par regarder le dessus de ses chaussures jusque devant  la porte de l’ascenseur.
Depuis quelques mois c’était devenu un rituel. Toutes les fins de semaine, ils venaient là, à deux, l’arracher à ce lieu, à ses habitants, à sa désormais nouvelle tribu, pour une heure ou deux et l’emmener boire une bière à l’extérieur. Dès la première fois, ce fut son seul plaisir de la semaine. Dès la deuxième, il n’avait plus été question de l’en priver. C’est qu’il n’avait pas volontiers encaissé son déménagement après la mort de son amour. Il n’avait pas aimé l’immeuble, les couloirs, les ascenseurs, la chambre, la salle à manger collective où les moins atteints devaient encore se rendre. Il n’avait pas aimé les gens qui y travaillaient, ceux qui y vivaient. Il n’avait rien aimé de tout ce bazar. On n’avait pas pu lui donner tort. On s’était mis un peu à sa place. Il avait été patron d’une entreprise, d’une dizaine de salariés. Il avait été un cador dans sa partie, celui qu’on venait consulter de tout le département et même au-delà. Il avait été en cas de conflit expert dans les tribunaux. Il avait été celui qui prend des décisions, fait des choix, les assume, dirige, organise, suggère, ordonne, engueule, paye. Il avait eu trois maisons : la sienne, enfin la leur, une de campagne à une heure de route de chez eux, pour les belles fins de semaine de printemps et d’automne  une sur une île pour l’été avec un bateau à quai. Et là, aujourd’hui, il n’était presque plus que l’ombre de cet homme rayonnant qui achète et vend, celui qui pèse. Il était devenu un vieux bonhomme orphelin de son passé, de son amour, malade, sourd, ne voyant plus très bien, avec du mal à se déplacer, incapable de se laver seul, qui restait assis toute le long des jours dans un fauteuil près de la fenêtre, une couverture sur les genoux, ce n’est pas le moment que vous nous attrapiez froid, monsieur Papy. 
Il y avait quand même de quoi l’avoir mauvaise. Toute cette attente de quoi ? Rien n’allait s’arranger. Au contraire, tout s’aggravait de mois en mois, d’analyses en analyses, de maux en maux.
Alors pour adoucir un peu ses tourments, ils avaient pensé à ça : prendre deux heures et l’emmener en terrasse si le temps le permettait pour qu’il puisse tremper ses vieilles lèvres dans la mousse d’une blonde. Le sortir un peu de là où rien n’avait grâce, à juste titre, à ses pauvres yeux qui ne voyaient plus grand chose. Il mettait un temps fou à sortir de l’endroit, un temps infini à monter dans la bagnole, une éternité pour en sortir et autant pour arriver au bistrot appuyé sur ses deux cannes. Il souriait en trempant ses lèvres dans le blanc de la mousse. Il la vidait tranquillement en savourant toutes les gorgées. Il ne disait pas grand chose, il avait perdu l’habitude de parler à d’autres et puis comme il était devenu sourd, il s’était isolé dans son esprit.
Et puis, ils le raccompagnaient.
En le laissant après l’avoir embrassé, ils lui disaient à samedi prochain. Ils fermaient la porte de sa chambre en lui disant d’un ton faussement enjoué : Tu es sage, hein ? Tu ne fais pas de bêtises ? Et ils se dépêchaient d’aller pleurer dans l’ascenseur en évitant de se regarder dans la glace le temps qu’il les redescende vers la vie.
C’est en rangeant sa pauvre chambre que sur sa table ils ont trouvé le mot griffonné d’une écriture tremblante qu’il leur avait laissé. Il disait : 

D’abord, vous allez être triste et puis après trouver que c’est un soulagement. C’en est un. J’ai tellement aimé cette vie que je ne veux plus qu’elle soit réduite à celle qui me cloue ici. Je vais rejoindre mon amour. Ne soyez pas triste. Je vous embrasse. Vous, vivez. 
Et commandez moi une dernière bière. 
Pour LA Route


2 commentaires:

Unknown a dit…

tristoune, l'histoire

cactusdalsace

chri a dit…

@ Cactus d'alsace Vous ici? OUi un peu comme la vie peut l'être aussi, parfois!

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