04 février 2011

Une belle journée.

         Maintenant, c’était la nuit. Nous avions levé l'ancre quatre ou cinq heures auparavant.
Nous devions faire route entre le Sud et l'île principale d'un petit archipel qu'on nous avait recommandé. Nous étions deux à bord. Une belle unité, un plan Nivelt en alu de vingt mètres qui avait dû connaitre tous les sels du monde. Nous avions mangé ensemble, un poisson grillé chassé dans l'après-midi, parlé un peu, bu, pas mal. Du rhum, des citrons verts… Nous nous étions mis d’accord sur la route à suivre et les options à prendre. Cela n’avait pas été difficile, l'autre était le spécialiste, l'expert, pas moi. Mais il faisait comme s’il me demandait mon avis, alors pour ne pas le décevoir, je lui donnais. Nous savions bien lui et moi que les décisions, lui seul les prenait. Et, qu'elle soit une femme n'y changeait rien. Elle venait de descendre se coucher. J’avais pris le deuxième quart de nuit. Il était tranquille. Nous avancions à sept huit nœuds dans le  muscle du noir. La surface de l’eau était plutôt plane, comme un drap fraichement repassé. J’avais enfilé un pull pour le confort et une paire de gants en polaire aussi. Je m’en étais allumé une et ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé. Les premières bouffées avaient été toussoteuses. Je n’avais pas aimé ça du... toux. Le souvenir que j’en avais était beaucoup plus agréable que le plaisir procuré. Serais-je, définitivement guéri? J’avais pourtant juré que, le jour de mes soixante quinze ans, je m’y remettrais avec application. Me fallait-il encore arriver jusque là... Des bribes du presto de l’Eté de Vivaldi m’étaient arrivées de la cabine principale, puis plus rien que les caresses de la paume de mer sur les flancs du bateau et le glang glang des haubans sur le mat. J'avais souri. Elle était la seule personne au monde que je connaisse à pouvoir s'endormir avec ça  à bloc dans les oreilles. Quand je le mettais à fond sur le pont j'étais prêt à prendre d'assaut tous les moulins du monde, un sabre au clair, une hachette entre les dents, un bandeau sur le coin de l'œil!
Le noir s’était fait plus dense mais bizarrement j’y voyais davantage. Mes yeux s’étaient sans doute habitués à l’obscurité. J’étais sous pilote mais je jetais, de temps à autre, un œil au cap, ainsi qu’à la voilure. Bref, je naviguais. Gentiment. J’avais en tête le dernier bulletin de la météo marine et franchement je ne devais pas m’inquiéter de grand chose:

Prévisions par zones valables jusqu'au vendredi 04 Fév à 22h UTC: Nord Secteur Nord Est 3 à 4, mollissant progressivement 2 à 3 par le nord, l'après midi, puis Nord à Nord Est 1 à 2 la nuit. Quelques rafales au début. Mer calme à creux variables du nord au sud. Sud Secteur Nord Est 3 à 4, parfois 5 sur l'extrême nord au large au début, devenant bientôt variable 2 à 3, localement Nord sur l'ouest. Rafales légères au début. Mer calme à remuante s'atténuant un peu en fin de nuit.
J’allais passer une nuit douillette. Je veillai sur ma pote et son bateau, j’étais le seul réveillé sur toute cette mer et sur toutes les autres mers du monde entier, si ça se trouve... J’avais une bouteille de rhum à mes pieds les jambes enroulées dans une polaire, un pull qui ne grattait pas au col, ma tête au chaud sous son bonnet, un paquet et un briquet tempête. Je pouvais attendre  et le jour venir.
Je les ai entendu de suite. De suite j’ai su que c’en était. Une équipe de dauphins qui courraient avec le bateau et qui soufflaient en sautant! Je les ai vu. J’ai vu leurs yeux qui me regardaient de côté à chaque fois qu’ils sortaient le rostre de l’eau. Je les ai vus qui souriaient. Ils souriaient! Et je le jure, non seulement ils se souriaient entre eux, mais ils me souriaient, aussi, à moi. Nous n'avions pas été présentés, mais ils semblaient ravis de me voir et de m'accompagner un moment. Ils étaient comme une chouette bande de vieux potes qui discuteraient le bout de gras en faisant leur jogging du soir et en nous invitant dans leur course.  C'était renversant. J'étais renversé. Je n’ai réveillé personne, j’ai juste regardé le spectacle tel qu’il m’était donné à voir. J’avais le cœur qui battait à deux cent. Je les avais pour moi, là à dix mètres, pour moi seul. Ça a duré une bonne demi-heure et puis ils se sont lassés, je me suis dit. Ils ont disparu. Alors, j’ai descendu une ou deux  gorgées pour fêter ça.
Et puis quelques miles après, vers l’est, ça a commencé à s’éclaircir doucettement comme si on envoyait un nuage de lait en poudre dans le noir de la nuit. Je me suis réinstallé confortablement au poste, un coussin sec sous les fesses et j’ai regardé le jour prendre à l’abordage l’étrave du bateau. Je me sentais baigné par une paix profonde. En accord avec les nuages comme vapeurs cotonneuses, en lien avec le tendu de la ligne d’horizon, en paix avec la surface plane, d'un vert émeraude, avec le chaud du jour qui s’amenait en prenant tout son temps, avec le chant de l’eau sur le carénage et les caresses du vent dans le haut du génois… De la cabine, montaient les senteurs mêlées de café neuf et de pain grillé... Bientôt, je verrai débarquer son sourire et ses yeux clairs...

Il n’allait pas nous arriver grand chose, comme à peu près toutes celles que nous connaissions depuis que nous avions embarqué, voilà trois courtes années, nous allions, encore, vivre une belle journée…

Gwad 08 127

13 commentaires:

véronique a dit…

çà m'est arrivé une fois ... et ils étaient là pour nous avertir d'un sérieux coup de torchon que malheureusement nous n'avons pu éviter ! l'orage de ma vie, en pleine mer, j'ai cru mourir.. si, si !
serait ce une légende que les dauphins sentent le gros orage avant nous. Ils nous "tiraient" vraiment à l'opposé de notre cap.
les vôtres sont juste venus vous saluer et partager avec vous ces instants magiques, n'est ce pas !
veinard !

chri a dit…

@Véronique
Les moments qu'on aurait aimé vivre, finalement ce n'est pas si difficile, on n'a qu'à se les écrire!

Tilia a dit…

Et les photos Chri ? vous n'avez pas pu les photographier ?
Ah non, suis-je sotte ! l'appareil à photographier les rêves n'a pas encore été inventé :(

"on n'a qu'à se les écrire" dites-vous. Et vous le faites parfaitement. Merci pour ce songe mémorable, si bien décrit que j'en ai goûté toutes les images, visuelles et sonores.

Tilia a dit…

"on n'a qu'à se les écrire"...
On peut aussi relire les rêves écrits par d'autres, d'après leurs souvenirs :

"Je m'étais assis sur le sable, appuyé sur l'un de mes bras. Il me semblait entendre, à quelques pouces mon visage, chuchoter mes compagnons nocturnes. Les têtes plates des loutres, imperceptiblement émergeantes, avançaient comme des proues rapides, passaient si près parfois que la clarté de la lune pleine coulait soudain sur leur crâne mouillé comme un enduit phosphorescent. Elles jouaient, s'exaltaient de leurs jeux, laissant aller hors de leurs gorges, quand elles venaient à se frôler l'une l'autre, de petits cris irrépressibles, exultant. Elles étaient trois, comme la nuit d'autrefois. Perdriot me le répétait, d'une voix à peine perceptible : il y avait un mâle et deux femelles, toutes deux pleines et sur leur terme. Elles nageaient dans la nuit de printemps, longues, souples, débordantes de vie, appuyant sur l'eau résistante de toutes leurs palmes étalées, de toute la force de leurs muscles : les petits qui naîtraient demain se souviendraient de la joie maternelle."

Maurice Genevoix
"Bestiaire sans oubli"

véronique a dit…

ah ... j'étais certaine que c'était du vécu Chriscot ! ce doit être exactement comme vous le décrivez aujourd'hui

chri a dit…

@Véronique: Sans doute assez proche d'après l'idée que je m'en fais!
@Tilia Que c'est bien écrit!

nathalie a dit…

Pas mal d'écrire ses souvenirs à l'avance ! Tes 75 ans, tu ne les as pas encore...

Il n'y a plus qu'à espérer que tu fasses des rêves prémonitoires.

Ou alors il suffit tout simplement, qu'un jour ta maison devienne bateau, ce n'est pas hors de portée !

(un peu moins vaste qu'une maison pour recevoir les petits enfants, je te l'accorde, mais il y a toutes les plages du monde pour les faire jouer)

chri a dit…

@Nathalie En voilà une bonne idée, ecrire ses souvenirs à l'avance et puis attendre... qu'ils n'arrivent pas!

chri a dit…

PS A verser au débat de l'autre jour sur le couple et l'enfance...
http://www.youtube.com/watch?v=UkbsTmLPaWU&feature=related

Nathalie a dit…

Pas grave s'ils n'arrivent pas, du moment que d'autres que tu n'avais pas rêvés prennent leur place, encore meilleurs.

Les dauphins c'est vraiment génial. J'ai des photos de moi couchée à l'étrave de mon bateau alors qu'ils sautent dans la vague d'étrave, ma main tendue les touche presque presque :-)

Anonyme a dit…

Magnifique.
Et d'autant plus troublant que parmi les histoires de dauphins que j'ai pu vivre pendant mes années de mer, celle-ci en est une que ton écriture fait surgir de son chapeau magique.
Je peux témoigner avec Véronique du comportement particulier des dauphins dans certaines circonstances ; on leur attribue même un langage propre, et quiconque a entendu leurs cris depuis l'intérieur de son bateau alors qu'il filait droit sur un haut fond, y croit.
Et ils chantent aussi, bien plus loin que la mer, mais là, seule l'oreille du poête les entend. Et un jour, il s'en souviendra.

Slev.

chri a dit…

@Nathalie/Slev Je crois que j'aurais adoré ça! Je me souviens en balade sous marine d'un banc de carangues qui nous avait traversés comme si nous étions du bois mort... Nous avions été frôlés de longues secondes par les bestioles en tas serré... Inoubliable. De simples carangues! Alors des dauphins qui communiquent avec toi... J'imagine!

chri a dit…

@ Slev: PS Remarque, à la sortie de la Rivière salée, un jour... Zétaient pas là, les dauphins...

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