25 juin 2013

Toutes ces pierres.


Dans l’arrière boutique de ses yeux grands ouverts, on pouvait deviner des rêves d’autoroutes désertes baignées par la nuit.
À leurs passages, ses paupières se soudaient de toutes leurs forces.
Alors, il se voyait, lui, au plein milieu du monde, au volant d’un engin large, confortable et surtout silencieux. Il arrivait presque à éliminer tout le reste, c'est-à-dire les questions qu’il se posait quant à sa présence, ici, en cet instant, pour mieux sentir le frottement alterné des pneus sur la bande blanche discontinue de l’axe de la route, ce qui donnait à entendre une musique presque tendre :

Chuinte… silence… chuinte… silence… chuinte… silence… chuinte… silence… chuinte… silence... 

En concentrant toute son attention, il distinguerait nettement la sortie qui l’appellerait. Il aurait roulé plein sud longtemps pour y arriver et pourtant il ne serait pas fatigué. Seule une pointe sensible dans le bas de la nuque lui laisserait une trace du voyage, simple et légère cicatrice estompée par la fièvre d’y être, enfin. Il serait presque brûlant de cette fièvre.
Il pense que juste avant  d’arriver, sa voiture se rangerait au bord de la Nationale. Elle garderait ses feux allumés et deviendrait comme le phare perdu d’une île oubliée. Pour en ajouter, il pousserait sur le bouton warning… Il mettrait alors le nez dehors et il irait s’asseoir dans le noir, pas loin, sur un récif. Il sortirait une cigarette d’un paquet à moitié vide et l’allumerait, la cigarette. Il la laisserait se consumer longtemps sans tirer dessus, en prenant soin de la cendre comme on s’occupe d’une vie fatiguée, pour garder ce feu de mort, vivant entre ses doigts, rougissante présence dans le profond de la nuit.
Il y mettrait toute sa patience pour se calmer le corps et l’esprit, pour adoucir si possible l’aigu de son excitation. Une fois éteinte, avant que la braise n’attaque l’orange du filtre, il jetterait le mégot sur la route et se laisserait envahir par l’odeur de l’endroit. Il pensait depuis toujours que les odeurs de quelque part lui en apprennent davantage sur les choses que leurs aspects. Il pensait avoir du nez si vous voulez savoir. Et il croyait ça aussi pour les personnes. Il pensait sincèrement être capable d’en connaître beaucoup sur quelqu’un rien qu’en l’humant. Il disait qu’un bienheureux sent la violette jeune ou qu’un mauvais bougre exhale un parfum d’orange aigre.
Les eaux de toilettes sont des mensonges pensait-il.
Il se dirait qu’il est bien parce qu’il se sentirait en accord avec l’endroit et le moment. Il est assez rare à vivre ce sentiment là. Se sentir au bon endroit au bon moment. C’est sans doute pour cette raison qu’il se dirait qu’il avait eu raison de venir, malgré tout.
Malgré tout… Malgré toute cette peine engendrée et celles à venir.
Légèrement apaisé, il remonterait  dans sa voiture et elle se remettrait en route sans  regarder derrière. A cette heure, il  pourrait n’y avoir qu’eux deux de vivants dans cette infime parcelle de galaxie.
Le régime du moteur ferait grimper la colline en souplesse comme un chat monte à l’escalier.
Puis, il stopperait tout et l’engin et le moteur près d’une maison éclairée par une seule ampoule à la lumière vacillante comme un falot de petite nuit.
Alors, après le silence, la porte de la maison s’ouvrirait. Elle l’aurait entendu arriver. Il s’en échapperait des odeurs de feu de bois. ELLE, belle comme une promesse de renouveau, apparaîtrait dans la lumière et en lui prenant une main et l’attirant tout entier vers elle, elle lui dirait avec douceur : «  Si tu décides de rentrer, fais le vite, ça caille dehors… » Il penserait mais sans le dire ce n’est pas parce que je vais rentrer plus vite qu’il fera moins froid dehors... Puis, il rentrerait. Vite.

Il savait que le lendemain, dans les odeurs de printemps renaissant, ils iraient déposer leurs regards éblouis sur les pierres des vieux murs du village vieux en laissant leurs doigts se serrer, sans eux. Ils iraient  voler au dessus des tuiles rondes des toits en ne s’occupant pas de leurs mains qui s’embrasseraient. Ils iraient  poser leurs corps éreintés sur les pierres de l’aire de battage de Sainte Cécile. Ils y dévoreraient une miche de pain frais arrosée d’eau de source. Ils s’y regarderaient sans rien se dire en s’effleurant à peine. Juste ce qu’il faut pour que le désir s’empare d’eux.
 Toutes ces pierres entrevues, toutes ces pierres rêvées... Comme des mémoires éclatées de leur collision...

C’est à tout ça que je repensais hier encore, en montant au matin, dans le plus  fort du vent vers Oppède… Oppède, comme moi, maintenant... devenu vieux...


21 commentaires:

Anonyme a dit…

Ancien texte,nouveau temps ?
Une musicalité bien jolie;une page d'un roman à venir.


La mami de papi

chri a dit…

@ Mami Vieux mais rafraîchi... comme d'hab.
Une page d'un à vivre?

Brigitte a dit…

Je ne sais pas si j'avais déjà lu ce texte peut-être ne venais-je pas encore ?
Par contre j'ai envie de dire que ces deux là seront solides comme des rocs ...
Bonne journée

chri a dit…

@ Brigitte L'un des deux était une mauvaise pioche.

*Terre indienne* a dit…

J'ai été SAISIE dans la lecture. J'aimerais bien une suite. D'habitude, j'ai de la peine à lire les textes jusqu'au bout. Je suis bien trop paresseuse..... Mais là, no problemo, j'ai bu vos mots. Fiction, réalité, passé, présent, peu importe, les mots sont écrits et articulés comme une belle partition de musique. A bientôt Chri! Je n'écris plus beaucoup, mais ça reviendra peut-être. Trop occupée dans mon quotidien, la peinture qui revient tout doucement au bout des doigts. Peut-être un saut dans le sud au mois d'août, je vous tiendrai au courant. Amicalement! Christiane

*Terre indienne* a dit…

Et le passage de la cigarette est superbe superbe superbe! Donnerait presque envie d'être fumeuse....

chri a dit…

@ Terre Indienne Christiane Merci pour vos mots... Vivement que la peinture arrive au pinceau...

Je l'ai été longtemps fumeur et c'est aussi ça, fumer!

Brigitte a dit…

Ah zut... mais là cela ne se voit pas !!!
Et puis j'aime rêver

chri a dit…

@ Brigitte: Le gars était une mauvaise pioche!

Anonyme a dit…

Sourire...
des sourires.
Votre rythme d'écriture est reconnaissable entre mille. C'est votre respiration.
Nous sommes tous, un jour ou l'autre, des mauvaises pioches.

ps. certains de vos textes, dont celui ci, sont illisibles sur tablette ou appli téléphone : ils s'affichent en gris clair, trop clair, sur fond blanc...Dommage.
Lou

chri a dit…

@ Lou
Je suis très sensible à cette remarque sur le rythme... C'est le fin fond des choses, le rythme. Ca permet à des tas de gens d'être vraiment ensemble!
Cela "me" fait ça quand les textes sont importés et pas tapés directement sur les pages vierges du blog... Mais là, je ne sais pas comment les rendre lisibles sur les téléphones, je ne sais que les rendre lisibles (pour ce qui est de la typographie) sur le blog...

Tilia a dit…

L’arrière boutique de ses yeux...
Belle trouvaille, éminemment poétique. J'aime beaucoup cette image.
Le reste aussi, bien sûr !

chri a dit…

@ Tilia Merci à vous... Au début je voulais parler de ses yeux grands et verts...

odile b. a dit…

Lou l'a dit : "rythmé, comme une respiration"
On peut en lire, des choses, dans l'arrière-boutique de ces yeux-là...
Se repasser la cassette, revoir se dérouler les images du film...
Une page touchante de belle sensibilité, belle plume.
Prendre tout le temps, maintenant, pour se sentir bien présent, ici, aujourd'hui, pour soi, en accord avec l’endroit et le moment, les cinq sens en éveil, pour savoir encore goûter l'instant, tel qu'il est, là, à Oppède, sur La Sorgue ou ailleurs, apaisé, adouci, réchauffé, revigoré par les senteurs de l'été revenu.
Bonne, belle journée à vous, Chri!

chri a dit…

@ Odile Merci à vous de vos voeux... Allez vous mieux, vous?

odile b. a dit…

"Le printemps est arrivé, la la la la la !..." :-)

chri a dit…

@ Odile La réponse à ma question est OUI! Et c'est tant mieux!

Anonyme a dit…

j'ai vu le changement, merci mais je ne voulais pas vous faire perdre votre temps à chercher. J'attendrai d'avoir mon ordi, c'est bien aussi, l'attente... la belle part du rêve.
Lou

chri a dit…

@ Lou En ce moment, j'en suis riche... de temps! Et puis je ne le perds pas si je redeviens lisible!

Anonyme a dit…

Comme je suis d'accord avec ce que dit Terres Indiennes ! Et quelqu'un d'autre aussi qui écrit qu'on te renonnaît à ton rythme.
la dernière note que je n'ai pas encore lu en entier contient une très belle 2ème phrase.Je suis occupée par la lecture de pages ingrates et bureaucratiques. Je viens chercher mon souffle dans ces pages poétiques ou drôles !

Oui c'est la page d'un roman à vivre et pas seulement à venir !
Tu as la vie devant toi Chris !
La Mami de Papi . le bonjour de Filo et Jojo

chri a dit…

@ Mami Merci pour le rythme. Dans la peau, il est là-dedans! J'en ai devant ET derrière de la vie, Mami. Plus derrière que devant mais quand même encore un peu devant... Du moins j'espère.

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