26 octobre 2013

Quatre saisons.



Tomber amoureux c'est comme un mal de tête, ça vient et puis ça passe...
Arno (Chanteur belge).

C'est vers la fin d'un hiver qui avait été si rude que certains arbres s'étaient fendus en deux, leurs troncs ouverts en long, comme des fruits mûrs, qu'il a débarqué dans le pays.
Il y avait encore, un peu partout sur les trottoirs, des tas de neige sale qui n'en finissaient pas de fondre. Ce n'était pas avec le froid qu'il faisait encore la nuit qu'ils allaient en être vite débarrassés. A chaque fois qu'Antonio en enjambait un, lui venaient des images de champs entiers recouverts d'une épaisseur de blanc et le bruit étouffé de pas crissants dans le silence. Mais à ces tas là, personne ne semblait s'y intéresser, comme si, finalement, on avait décidé d'attendre qu'ils disparaissent d'eux mêmes. Le routier qui l'avait amené jusque dans le bourg l'avait laissé dans le haut en lui disant d'aller se poser au Bar de la Gare, il savait qu'on y cherchait quelqu'un pour en remplacer un autre qui, un vilain matin de colère, avait levé le camp sans prévenir:
« Tu verras, ils ne sont pas chiens lui avait-il dit. C'est un couple, Pedro et Rose, les Pédrose on les appelle quand on parle d'eux, qui tient l'affaire. Je crois qu'ils ont même des chambres meublées à louer sous le toit. Ils les gardent pour les saisonniers. »
Il y est allé. Ils lui ont demandé s'il connaissait le métier, il a répondu : oui. Ça leur a suffit. Il n'a  pas voulu connaître le montant de son salaire. Comme s'il s'en moquait. En vrai, il s'en foutait. Complètement. Il s'est seulement renseigné sur les heures d'ouverture de la bibliothèque municipale.
Ils ont juste ajouté : Il suffit que tu sois disponible et que tu n'envoies pas trop chier les clients emmerdants. Il a commencé le jour suivant. Pour s'installer dans la chambre, ce fut à la portée de tout voyageur. Il lui a suffi de lâcher son sac. On était le premier du mois et ça faisait un compte rond. Derrière le comptoir, il était efficace, rapide, prévenant mais ne parlait pas beaucoup, ainsi il disait moins de conneries qu'il n'en entendait. Mais il écoutait comme personne.
Avant d'attaquer au bar, il a écoulé sa première journée dans le pays à la Bibliothèque. Et c'est là que tout le temps où il est resté dans les parages il a passé le plus clair de son temps libre. Au début, on a cru que c'était pour Carmen-Lou, la bibliothécaire une jeune femme qui n'en finissait pas d'être mariée, d'une élégance imparable. Elle se serait mis des sacs poubelles sur le dos, on lui aurait demandé où les acheter. Elle en savait des kilomètres sur la littérature nord américaine, elle lui avait tout fait lire. Des grands maîtres aux singeurs (pour faire la différence, lui disait-elle).
Brune aux yeux d'un bleu de lac de montagne, aux cheveux noirs coupés très courts, ce qui faisaient encore davantage rejaillir le bleu. Qu'elle soit sourde n'enlevait rien à son immense attraction. Bien au contraire, elle avait de fines mains joyeuses, dansantes, expressives, séduisantes et sans doute joueuses s'était-il dit très vite. Mais il ne se passa rien d'autre entre eux que des livres et leurs avis sur les livres. Pas des discours, des impressions. Oui, non, celui là m'a plu. Je l'ai relu dans la foulée, je n'ai pas aimé, rien de bien développé, il n'est pas allé assez au fond, il m'est tombé des yeux etc.
Mais non, il ne s'est rien passé d'amoureux entre eux parce que les deux s'y sont mis. Si elle n'a pas eu envie d'avoir à supporter d'être peut-être éconduite, elle vivait déjà tellement dans la frustration, lui même n'avait pas trouvé la force d'essayer de la séduire. A quoi bon? Il en était à ce point  là.
Bien sur, ils ont partagé quelques repas au cours desquels ils sont allés jusqu'à flirter gentiment mais ça leur a suffi, ils ne sont jamais allés plus loin. Il y en a toujours eu un qui a dit : Il faut que je rentre, maintenant. À quoi l'autre a répondu. Je te raccompagne. Et basta.
Il savait quoi faire de ses journées, le bar, il savait quoi faire de ses nuits, les livres, il se regardait de temps en temps dans la glace abimée de la chambre et se disait qu'il avait tout pour n'être pas malheureux et pourtant. Certains jours de repos, et de beau temps, il partait un ou deux bouquins à la main et montait vers la collégiale d'où le regard embrassait une belle partie de la région. Une fois là-haut, il s'adossait à un chêne et lisait en entrecoupant sa lecture de regards vers le paysage en dessous de lui. Il s'amusait du vol tranquille d'une buse au dessus des champs, des cris d'une fouine dans le lointain, des gais appels d'un geai plongeant dans le profond d'une haie. Puis, il assistait concentré, au coucher du soleil comme s'il s'était agi d'une personne. Quand il était comme bordé par l'horizon noircissant, il redescendait se coucher aussi.
Tout ce qu'il espérait du côté de ses fringues c'est que son jean tienne. Qu'il soit habillé comme la chienne à Jacques le préoccupait le moins du monde... Il lavait, faisait sécher et remettait. En salle, il était tellement efficace qu'ils n'ont pas eu besoin d'embaucher d'extras et il a assuré tout l'été, seul. Il s'est aussi bien entendu avec les touristes hollandais qui venaient, en masse, nager nus dans la rivière, qu'avec les parisiens qui avaient retapé des anciennes bergeries dans le coin. En fait, ce sont les gens qui s'entendaient bien avec lui. Il écoutait plutôt bien. Comme il était souriant mais pas très curieux, ils se racontaient volontiers à lui. Et ils adoraient ça, les gens, se raconter... Il n'était pas rare de le voir après le service, endormi dans un fauteuil sur la terrasse. Il lui est arrivé d'y passer la nuit entière.  Quand le jour se pointait, il s'étirait, allait se passer de l'eau fraîche sur le visage et repartait pour une longue journée, comme si de rien n'était.
Et puis les vacanciers sont partis, l'endroit a récupéré son calme d'avant la foule, les soirées sont devenues plus frisquettes, la nuit s'est amenée  plus vite, on n'a plus traîné dehors comme avant, on a changé de boissons, le thé et le chocolat chaud ont remplacé les grenadines et les demis, les feuilles se sont mises à jaunir, à tomber, elles ont formé des tas comme des montagnes mouvantes dans les coins de rues. On les a ramassées. Novembre, déjà, s'en est venu. Il n'a plus dormi sur la terrasse. Il s'est alors dit qu'il allait être temps de partir. Il s'est donné jusqu'aux premiers vrais froids. Il avait compris qu'ici, il ne se passerait rien d'autre que ce qui lui était arrivé. Tout en se félicitant de ce qui était arrivé. Une pause. Il s'est dit que ce n'était qu'une simple pause. Mais il n'a pas eu le sentiment d'avoir perdu son temps. Donc il avait gagné quelque chose. Il avait rencontré une fille qui s'appelait Carmen-Lou, il en connaissait maintenant un rayon sur la littérature nord américaine et il y avait appris une langue nouvelle. Celle des signes. Si ça n'en était pas un... Pour le reste, l'avenir se chargerait de lui dire.
Il s'est mis à réfléchir sur son prochain cap. Il se verrait bien faire de l'Ouest, s'approcher de l'Océan, de ses horizontales infinies, de ses plages à perte de vue, de ses immenses dunes de sable fin, de ses colères d'hiver soudaines mais fugaces, de ses fins de jour renversantes, de ses ciels de traîne à s'y baigner, de ses couchants à tomber, de ses marées changeantes... Il avait en tête que, là-bas, l'hiver y serait plus doux à vivre. Il venait de passer environ une année dans les parages et ça suffisait. Tout en lui avait, désormais, besoin de douceur. C'est à ça qu'il aspirait de tout son coeur.
Quelques jours après son départ, en faisant le ménage dans la chambre, Rose qui n'y était pas entrée depuis qu'il s'y était installé, a trouvé dans le tiroir de la petite table de nuit un sac en plastique des mousquetaires de la distribution (une belle brochette de gangsters!). Elle en a sorti un paquet de lettres froissées et jaunies ainsi qu'un bracelet en or avec un prénom de femme gravé dessus...
Le tout était entouré d'une page écrite. Rose l'a dépliée et a lu:
« J'ai passé presque une année entière par ici. Je n'ai ni aimé, ni été aimé. Je n'ai pas non plus été désiré, ni n’ai désiré ou à peine. Je n'ai que très peu parlé, encore moins de moi, je ne me suis pas emmerdé plus que ça avec vous autres. Mais je ne me suis soigneusement pas attaché à personne. Ni à l'endroit. Au moins, je n'ai pas souffert plus que d'habitude. Je peux laisser tout ça ici, en plan, il me semble que c'est fait, que je suis sur le chemin... C'est à la fin de l'hiver que je vais lever le camp de ce pays... Pour aller voir ailleurs si, par hasard, je ne m’y trouverais pas... »
Comme celui-là, d'hiver, avait été un peu plus doux que d'ordinaire, il n'y avait, dans les ruelles, et même dans celles qui étaient le plus à l'ombre, aucun tas de neige sale. Celle qu'on enjambe avec dégoût, celle qu'on veut oublier comme une vilaine plaie, celle qui met un temps fou à fondre.
De lui, personne, dans le village, n’en a plus parlé, personne n'a plus jamais demandé de ses nouvelles...
Il n'en a pas, non plus, donné…
A personne.


9 commentaires:

M a dit…

Comme j'aime toujours autant cet Antonio, je me suis dit qu'un peu de musique serait un bon accompagnement (je ne la met pas toujours, ou alors à une deuxième lecture). Le jardin d'hiver...Beau, mais If I needed you c'est comme un coup au plexus et une plongée directe chez Alabama Monroe... Ce film est superbe, j'en ai encore des frissons !

chri a dit…

@ M Comme je l'aime bien aussi, à intervalles réguliers je le sors des étagères et lui fais prendre l'air... " I needed you" cette fois ci...

Brigitte a dit…

Il ne me semblait pas inconnu cet Antonio !!! Et pour cause donc...

Tilia a dit…

Trois ans qu'il se cherche, cet Antonio qui revient périodiquement en Octobre ;-)
Et il n'est pas prêt de se trouver ! vu qu'à mon avis, comme la "Môme Néant" de Jean Tardieu, il n'axiste pas.
Amitiés (et gratouillis sous le menton du chat noir)

odile b. a dit…

Énigmatique,
libre comme l'air,
l'homme aux semelles de vent.

chri a dit…

@ Et au sac à dos un peu lourd, quand même...

Anonyme a dit…

mmm... j'ai pas déjà lu ça ?
Marie

odile b. a dit…

Oui : sac lourd d'un passé pesant
et dos courbé, lacéré de blessures non cicatrisées...
loup solitaire, qui ne sait plus à quoi ni à qui se fier...
étranger fuyard d'un impossible bonheur...
juif errant qui, ayant perdu la mort ne peut pas perdre la vie...
Autant en emporte le vent...
! Qué pobre vida tan misérable !
! Qué pena, qué dolor y qué tristeza !

chri a dit…

@ Marie Oui, oui c'est déjà lu...

@ Odile: Je le reconnais, c'est lui-même.

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