11 décembre 2013

La "folle".

Pour les impromptus littéraires de la semaine. Il fallait que la phrase: "Crois-tu qu'il soit possible d'avoir le mal de mer dans une tasse de thé ?" soit le titre du texte...


Lorsque le vent, ce voyou mal dégrossi, ne risquait pas de l’envoyer dinguer contre les murs des maisons, elle sortait toujours de chez elle après la sieste de l’après-midi. C’était, du jour, sa deuxième sortie dans le monde. La première l’amenait vers le buraliste, le beau Bastien qu'elle appelait Thierry, qui lui vendait ses deux journaux qu’elle revenait lire dans le fauteuil posé près de la fenêtre, une couverture de laine épaisse sur les genoux. Un chat par dessus. Elle les lisait comme un livre, de gauche à droite, de haut en bas,  du début à la fin. Entièrement, quelle que soit l'actualité, quels que soient les teneurs des articles. Bien entendu, elle pestait quand les analyses ne lui convenaient pas ou bien quand elle estimait qu'un sujet avait été mal traité. Ca lui prenait trois bonnes heures tous les matins. Chaque matin. Après un repas frugal, fait de trucs qu’elle allait glaner ou qu’on lui donnait, à la fin des marchés du jeudi et du samedi sur le boulevard, elle se reposait d'une sieste, dont elle disait à chaque fois qu’elle s’en réveillait vaguement dans le vague: C’est fou, plus on vieillit, plus on dort l’après-midi. Comme une sorte d’entrainement au rien faire définitif  qui nous guette?
L’après-midi, elle s’habillait chaudement si on était en hiver, un peu moins, quoique, si on était dans une saison plus clémente. Et, elle trottait faire son tour. Comme elle avait évincé tous les miroirs de chez elle depuis une bonne vingtaine d’année. Je ne veux plus voir ça avait-elle expliqué à son entourage en s'y montrant du doigt… Enfin, du temps où elle avait encore un entourage… Elle était fagotée un peu en vrac, boutonnant souvent le lundi de son manteau avec son mardi après-midi, les cheveux poivre et blancs ramenés en un semblant de chignon comme un pâté de sable manqué sur le dessus du crâne… Elle faisait tenir le tout tant bien que mal, avec des épingles à linge en bois et traînait toujours avec elle pendu au bout d'un bras, un sac plastique jaune et géant d'une marque de meubles suédois... On pourra m'y mettre dedans le jour où je ne pourrai plus avancer, s'amusait-elle... Et je marche de plus en plus longtemps, fiérote… Seulement, je parcours la même distance, tempérait-elle.
Elle vivait seule depuis si longtemps qu’elle avait presque oublié qu’un jour elle avait partagé sa vie avec un homme. Ou même deux. Elle s’en doutait bien à cause des images de ce type là, en photo dans son cadre sur la cheminée ou de celui-ci, le même sur le bahut ? Elle avait un doute sur celui-là, à moustaches si fier dans son cadre sur la console de l’entrée. Elle ne se souvenait pas avoir eu d'enfants et comme aucun ne donnait jamais signe... Elle avait débranché le téléphone, de toutes façons, il ne sonnait jamais.
Sur le chemin du retour, après avoir donné des miettes aux pigeons,  elle s’arrêtait dans le même bar et s’asseyait à la même table ou une autre si la sienne était prise et buvait d’abord un thé puis un petit blanc dans un verre ballon. En entrant, elle se présentait à l’assemblée qui la regardait de travers comme s’ils avaient peur d’elle comme si elle pouvait être l’image d’eux mêmes, un peu plus tard, celle de ce qu’ils allaient devenir…
Pour les désarmer, elle disait en entrant : Je m’appelle Léonce… Léonce de France ajoutait-elle avec un sourire malicieux.
Et puis, assise, elle parlait. Seule. Enfin elle se parlait à elle-même de telle façon qu’on pouvait penser qu’elles étaient deux. Comme si elle engageait une conversation. Mais elle ne haussait jamais le ton. Elle se posait des questions et tentait d’y répondre.
Les plus gentils du quartier l’appelaient La Folle, les autres, en nombre, le nombre est souvent imbécile, la vieille folle. Si l’on s’approchait de leur table, on pouvait entendre des bribes des questions qu’elle se posait comme :
Penses-tu qu’un jour les mammifères pourront croire en Dieu ? Et les insectes ?
Dirais-tu que le vent est une personne ?
Crois-tu qu'il soit possible d'avoir le mal de mer dans une tasse de thé ?
Alors, dans le bar, les pauvres poivrots défaits et les autres abrutis de fatigue s’esclaffaient et se foutaient de sa gueule hirsute de vieille femme égarée.
Leurs jugements faisandés auraient-ils changés s'ils l'avaient connue?
Leurs moqueries auraient-elles été davantage bienveillantes s'ils l'avaient appris? 
Leurs assassins caquets auraient-ils été rabattus, s’ils avaient su qu’elle avait été, jeune, agrégée de lettres modernes?




29 commentaires:

Brigitte a dit…

Bonne question !!! Fait pas toujours bon vieillir, mais tout le monde y a droit ou presque ...

M a dit…

Ça existe "portraitiste littéraire" ? Bon, on s'en fout ; je l'adore cette mamie qui tangue entre humour et rage de vivre !

chri a dit…

@M Je l'aime aussi cette dame là!

Tilia a dit…

"Plus de vieillis, plus je dors l’après-midi" c'est ce que dit mon mari ! quant à moi, je dors de moins en moins la nuit et je me lève parfois à midi :D

Extérieurement je n'aimerais pas ressembler à cette vieille dame excentrique et par ailleurs bien sympathique. Pas question de casser les miroirs et de mettre des pinces à linge dans mes tifs, non mais !

chri a dit…

@ Tilia Comme j'aimerais pouvoir me lever à midi!

Nathalie in Avignon a dit…

Ah que c'est dur de vieillir. Ton histoire m'en a inspiré une autre, que j'ai posté aussi sur le site des Impromptus. Merci de m'avoir donné envie d'écrire, ça faisait longtemps !

chri a dit…

@ Nathalie Je suis très content de ça! J'y vais!

Michel Benoit a dit…

Comme toujours, très belle photo (aux vases d'Anduze...)

chri a dit…

@ Michel Merci Michel!

odile b. a dit…

Un portrait superbement brossé... (surtout la coiffure !)
Ce qui la rend sympathique, c'est ce j'm'en-foutisme affiché.
Qu'on l'appelle "la Vieille" ou "la Folle", ce qui est important et vital, pour elle, c'est...
de S'EN FOUTRE !... ou, du moins, d'en donner l'air...
Stendhal a dû le lui dire, dans ses lectures de jeunesse :
"La vieillesse n'est autre chose que la privation de folie, l'absence d'illusions et de passion."
Alors elle, maligne et goguenarde, s'en sort comme elle peut et ne va pas s'en priver...
Histoire, au moins, de voir ce que ça donne, dans le regard des djeunes et des voyeurs...
sans, pour autant, créer la tempête ou se noyer dans sa tasse de thé !... :D

odile b. a dit…

PS
Pour ma part, je lis actuellement Bernard Pivot : "Les mots de ma vie". J'en suis rendue à la page... :
"Vieillir c'est chiant".
Même lui, dont le tempérament bouillonnant foisonne d'humour, cherche à inventer ce qui lui convient pour exorciser au mieux la fatalité, l'inéluctable, pour échapper à... "l'apartheid de l'âge".
À chacun sa tasse de thé :D
Allez, cadeau de Noël, je le retranscris dans son intégralité pour tous le vieux qu'ont d'l'âge et je vous souhaite de bien finir l'année.

Vieillir, c’est chiant

« Vieillir, c’est chiant. J’aurais pu dire : Vieillir, c’est désolant, c’est insupportable, c’est douloureux, c’est horrible, c’est déprimant, c’est mortel. Mais j’ai préféré « chiant » parce que c’est un adjectif vigoureux qui ne fait pas triste. Vieillir, c’est chiant parce qu’on ne sait pas quand ça a commencé et l’on sait encore moins quand ça finira. Non, ce n’est pas vrai qu’on vieillit dès notre naissance. On a été longtemps si frais, si jeune, si appétissant. On était bien dans sa peau. On se sentait conquérant. Invulnérable. La vie devant soi. Même à cinquante ans, c’était encore très bien. Même à soixante. Si, si, je vous assure, j’étais encore plein de muscles, de projets, de désirs, de flamme. Je le suis toujours, mais voilà, entre-temps – mais quand – j’ai vu le regard des jeunes, des hommes et des femmes dans la force de l’âge qu’ils ne me considéraient plus comme un des leurs, même apparenté, même à la marge. J’ai lu dans leurs yeux qu’ils n’auraient plus jamais d’indulgence à mon égard. Qu’ils seraient polis, déférents, louangeurs, mais impitoyables. Sans m’en rendre compte, j’étais entré dans l’apartheid de l’âge...
... Lutter contre le vieillissement c’est, dans la mesure du possible, ne renoncer à rien. Ni au travail, ni aux voyages, ni aux spectacles, ni aux livres, ni à la gourmandise, ni à l’amour, ni à la sexualité, ni au rêve. Rêver, c’est se souvenir tant qu’à faire, des heures exquises. C’est penser aux jolis rendez-vous qui nous attendent. C’est laisser son esprit vagabonder entre le désir et l’utopie.»
Bernard Pivot "Les mots de ma vie"

chri a dit…

@ Odile Merci de cet extrait, Odile!
J'ai pensé en écrivant ce portrait à la fondatrice des Babayagas vue cette semaine dans un doc... Thérèse Clerc qui à l'air d'être une sacrée "bonne femme"!
Et qui écrit:

Aux armes Citoyennes
Celles de vivre en termes de service
et non de pouvoir,
d'être pleinement ce que l'on peut être,
de créer de la vie partout et toujours,
de remettre en question la pulsion de mort si chère à nos sociétés patriarcales,
de changer la civilisation du mépris
en civilisation du regard.
Armes de paix, graines du futur.
Pour vivre et vieillir
en solidarité et citoyenneté...

Anonyme a dit…

ça t'étonne, toi, qu'une agrégée de lettres tourne du ciboulot ?
Marie

Brigitte a dit…

Un grand merci pour tous ces mots de Pivot à Thérèse Clerc .
ils font du bien ...Je trouve, parce que, oui, vieillir c'est chiant !!!
Même lorsque l'on en est qu'au 6 je sais bien que le decompte ne va pas s'inverser .Hé hé
Allez bon week-end

chri a dit…

@ Marie :-))
@ Brigitte: Pareil.

Catherine L a dit…

Merci pour ce texte Chriscot ! Comme il me parle, comme je la comprends Léonce de France, belle dans l'essentiel : La vie ! Je suis d'accord avec elle pour les miroirs, l'important est plus dans ce qu'on sait, ce qu'on sent que dans ce qu'on voit !
Ravie que Thérèse vous ait plu oui une sacré grande dame Thérèse que j'ai la chance de connaître, avec qui j'ai le bonheur de discuter de temps à autre lors de mes virées à Montreuil. Et qu'elle est belle Thérèse, c'est une amie et la mère d'une très grande amie. Dans la famille de Thérèse, il n'y a que des femmes extraordinaires ! Il faut livre son livre. Merci encore pour ce texte qui me touche profondément 2 fois !

chri a dit…

@ Catherine L:
Du coup, je suis un peu confus! Thérèse Clerc est loin très loin d'être divaguante et hirsute!!!! Plutôt du genre belle, oui et rebelle, même.
Quelle énergie!

Laurence a dit…

Comment dit-on déjà ? Ce n'est pas l'habit qui fait le moine ...

Bravo, ce n'était pas facile à placer cette phrase !!!

odile b. a dit…

Suis allée me documenter sur "Les Babayagas".
Effectivement : un personnalité forte, Thérèse Clerc !
Lancer un "mouvement européen de la vieillesse"… faut l'faire !
Rassurez-vous, Chri, Catherine L. a bien compris, elle aussi, le regard tendre et attristé que vous portez sur Léonce de France,
au-delà de l'épingle à linge dans le chignon... (fantaisie de portraitiste !).
Catherine connaît bien cette femme et milite aussi , elle-même, contre d'autres formes d'Apartheid.

"Belle dans l'essentiel"... "belle et rebelle"... belle de cette "folie" que d'aucuns regardent de travers, ne voyant que ce qui semble sortir de la norme.
Qui peut se permettre de décréter où se trouve "LA norme" ? la limite entre la Sagesse et... la folie ??

Vous le connaissez, ce refrain, fait de questions et de réponses ?
- Q : Et quand serons-nous sages ?aa
- R : Jamais jamais jamais !
(bis)
- Tous :
La terre nourrit tout, la terre nourrit tout, les sages les sages
La terre nourrit tout, la terre nourrit tout, et les sages zet les fous
... et ça recommence avec je, tu, il, elle, nous, vous, ils, elles...

chri a dit…

@ Laurence Parfois on prends des chemins de traverse...

@ Odile Bon vous me rassurez... Je connais les combats de Catherine et pas la ritournelle dont vous parlez... L'air ce serait comment?

odile b. a dit…

L'air de la ritournelle ?
Ça donne quelque chose comme ça :

- Q : Tan tan tantan tan tantan ?
- R : Tantan, Tantan, Tantan !
(bis)
- Tous:
Tan tan tan-tan tan, tan tan tan-tan tan, tan tan-tan tan tan-tan
Tan tan tan-tan tan, tan tan tan-tan tan, tan tan-tan tan tan tan
------------------------------------------------------------------------
"Vivre vieux, c’est bien ;
mais vieillir bien, c’est mieux !"
-------------------------------------------------------------------------
"Il ne suffit pas
de vieillir,

Encore faut-il
Savoir et se dire
Que l’on vieillit

Et vivre avec lucidité
Son vieillissement.

A cette condition seulement
On garde ce que toujours
On a eu de plus fort,

De plus à même
De vivre pleinement
Chaque instant,

Comme s’il était
Inépuisable."
[…]
Guillivic  ("Vieillir" - Présents /poèmes)
-------------------------------------------------------------------------
"Car il faut que chacun compose le poème de sa vie."
Youenn Gwernig
-------------------------------------------------------------------------

véronique a dit…

moi, je dirais, pas si folle la vieille !
et puis un thé un peu périmé peut sans doute nous donner le mal de mer !
pas vrai :o)

chri a dit…

@ Odile Ah oui, j'entends bien... J'ai lu la phrase de Youenn Gwernig chez Roger Dautais...

@ Véronique Oui, très loin d'être dingue. D'ac pour le thé périmé...

odile b. a dit…

Phrase touchante, utilisée, effectivement, de manière récurrente par Roger dans sa démarche personnelle artistique et qui signe bien, en même temps, son engagement auprès de personnes en difficulté !
J'ai passé le week-end dernier en forêt d'Huelgoat et dans les Monts d'Arée, au cœur de la Bretagne, sur les terres de Youenn Gwernig. Une terre de Géants !

Catherine L a dit…

Oui Odile, j'ai été profondément touchée par le portrait fait par Chri car j'ai dit qu'il m'a touché 2 fois mais j'aurais pu dire plus. Au delà de ma mère Alzheimer, il m'a parlé de LA prof de français qui a énormément compté dans ma vie, celle qui m'a révélée, celle qui m'a permis d'oser aller plus loin, celle qui a cru en moi. Elle agrégée et plus encore, écrivain de talent reçue en son temps à l'émission "Cartactères" de Bernard Rapp. Gisèle Le Rouzic ! Une prof extraordinaire, j'avais été sa meilleure élève, elle a fait beaucoup pour moi, et puis un jour, il y a quelques années, je l'ai rencontrée au hasard d'une balade où je baguenaudais sur les bords du hallage du Blavet à Hennebont. Elle ne m'a pas reconnue, elle ne savait plus rien Alzheimer, la rosse, la terrible, la maladie qui nous bouffe comme une gomme l'avait touché elle aussi ! Gisèle, la belle, la magnifique, la vraie prof, celle qui avait cru en moi ne me connaissait plus ! Et les illetrés riaient de croire tenir là leur "vengeance"... Ils riaient d l'intelligence même partrie en vadrouille quand eux avaient bénéficié de l'alcool en conservateur... Pffft... C'est con la vie parfois ! Et la vie belle dans l'essentiel parce que tant qu'on y est on est ! Et être, être, n'est-ce pas l'essentiel ? Je fréquente beaucoup de ces êtres qui sont qui sont au-delà de la norme, qui sont eux et qui sont la vie. Autres repères, autres importances, autres façons et vacherie que c'est bon le jour où on comprend que l'autrement vu, l'autrement dit, l'autrement perçu, l'autrement vécu, quand on apprend à l'écouter et le comprendre ben c'est juste autrement bon et ça permet des rires différents, de l'amour différent, des horizons différents mais toujours lma vraie sincérité du temps présent et ça renvoit à l'essentiel : La vie ! Puis Thérèse, une femme hors norme dont nous avons besoin pour ne plus avoir peur de vieillir, Thérèse belle même quand elle pose nue pour secouer les tabous, Thérèse qui secoue les préjugés et qui offre toute la fraicheur de ses 86 ans à qui a envie d'une cure de jeunesse, Thérèse la militante que rien n'arrête et qui permet de faire évoluer le regard sur les vieux que nous serons tous un jour !
Je crois que mes combats se résument en un seul : accepter les autres comme ils sont et vivre le présent qu'ils nous offrent !

chri a dit…

@ Catherine... Merci a vous!

chri a dit…

"La seule chose qui ne me déplait pas dans sexagénaire c'est qu'il y a sexe..."
Je ne sais plus qui a dit ça mais ce n'est pas faux!

ˉˉˉˉ│∩│ˉˉˉˉˉˉˉˉ│∩│ˉˉˉˉˉˉˉˉ│∩│ˉˉˉˉˉˉˉˉ│∩│ˉˉˉˉˉˉˉˉ│∩│ˉˉˉˉˉˉˉˉ│∩│ˉˉˉˉˉˉˉˉ│∩│ˉˉˉˉ a dit…

Personnellement, ce qui me déplaît dans "sexagénaire", c'est qu'il y ait "âge et nerf"... (la soixantaine et la sciatique...)
Mais "sexe" serait plutôt pour me réjouir.
:D)

emma a dit…

Magnifique portrait. je ne crois pas que l'agreg les aurait impressionnés, non plus que la beauté passée... je me souviens d'un ami hospitalisé qui découvrait, stupéfait : ici je ne suis plus écrivain, mais tuberculeux.

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