12 décembre 2014

Deux minutes pour vous.

Une fois n'est pas coutume, je vous propose de lire un texte que je n'ai pas écrit mais que j'ai aimé. L'image et la sculpture qui l'illustrent sont également signés La fille du Fleuve.

Deux minutes pour vous.

Le nez sur le parquet.

Après la barre, Elle nous laisse toujours "deux minutes pour vous". C'est l'espace qui sépare le temps des échauffements à la barre, les fondamentaux, et celui des variations et des adages. 
Deux minutes pour nous.
Certaines font des écarts, d'autres ouvrent leurs jambes contre le mur, le poids des membres inférieurs ainsi relevés fait le job : les écarts se creusent, c'est ce que l'on cherche. ça fait un peu mal, mais pas trop. ça travaille tout seul, on peut discuter pendant ce temps-là : ça gêne pas.
Ce soir, j'avais plus rien. Je savais en y allant que je serais mauvaise. Ce que j'avais découvert vendredi dernier,  la colonne d'air pour y chercher l'équilibre, celle-là même que j'avais placée partout ensuite, dans les tours arabesques, les relevés, les fondus avec ouverture à la seconde sur demi-pointes, tout ce qui m'avait tenue il y a trois jours ferait défaut ce soir.
Ce soir j'avais plus rien : mauvaise.
Je pensais à eux en y allant, j'ai essayé de pas, mais rien à faire.
Une fois là, j'ai laissé dégouliner les «  pencher en avant » : presque mieux que d'habitude, parce pas retenus, le dos qui déroule jusqu'en bas, le sol, le plongeon, la bride lâchée enfin.
Les équilibres, même pas en rêve. Quand j'ai laissé la barre, je l'ai reprise aussitôt, puis lâchée à nouveau, puis reprise aussi vite. Rien de rien, ça se confirmait : mauvaise.
Bien sûr que j'ai perdu mes axes, que j'ai accroché du regard le placement de la fille de l'autre côté de la barre, que j'ai triché dans le miroir pour copier.
Mauvaise : en effet.
"Deux minutes pour vous".
Étalée dans le sol, je plonge entre mes jambes, ça va plus loin parce rien ne résiste ce soir, même la petite douleur ne fait pas obstacle : je l'habite comme une amie, elle me console, les jambes en dehors-en dedans, en dehors-en dedans, je descends, je m'affale le dos voûté comme une condamnée au milieu de mes jambes jamais assez ouvertes. Je pose les coudes, j'en ai tellement assez de tout le reste, en dehors en dedans, je descends encore et j'allonge mes bras.
Mon nez s'approche du parquet.
Et là, je vois son nom. Bastien G.
Je vois son nom sur le parquet. J'entends la sonorité, je vois sa tête blonde avec ses cheveux brouillés, ses yeux perdus, comme s'il y avait de l'eau dedans en permanence. Ses dessins tellement, tellement rebelles, tellement violents, lui qui ne dit jamais un mot, sage comme une image, ses dessins me hurlent dessus. Bastien.
Je suis allée le chercher ce matin.
Au bout de la cour, assis tout seul dans le recoin le plus éloigné, sur la margelle encore pleine d'eau de la dernière pluie.
"Qu'est ce que tu fais là?"
_...
_ T'es tout seul, ça n'a pas l'air d'aller.
_...
_ Tu as un chagrin? Tu as envie d'en parler?
Là, ses yeux sont restés tout droits devant, il regardait à travers la cour, les autres enfants, le vide. Ça s'est mis à briller, et puis à couler.
_ Samedi, ma mère m'a dit que mon lapin était mort d'une crise cardiaque.
_ Ah, mince alors. Je comprends, y'a vraiment de quoi être malheureux. 
J'ai laissé un long silence nous rapprocher. Pendant ce temps-là, je me demandais bien comment sa mère avait pu poser un diagnostic pareil : une crise cardiaque. Peut-être que ça meurt de ça, un lapin, mais peut-être aussi qu'il avait un cancer, un chagrin d'amour, une fracture du crâne, je sais pas...
_ T'as bien raison d'être triste comme ça. Je serais pareille à ta place, c'est un vrai chagrin.
Silence, tranquille, paisible. On regarde les autres, assis côte à côte comme de vieux potes. Ouais, ben... Soupir.
Là je lui ai parlé de ma chienne, quand j'étais petite, de plusieurs chats et même d'un canard. C'est vraiment une tuile, ce qui lui arrive.
_ Il s'appelait comment, ton lapin?
Il m'a dit le nom, mais je ne m'en souviens plus.
_ Il était comment, quelle couleur, tout ça?
Il me l'a décrit, mais je ne m'en souviens plus non plus.
Je le regardais, je me sentais comme lui sans trop savoir pourquoi.
_ Tu as d'autres animaux?
_ Oui : deux chats.
_ Alors ça, tu vois, c'est vraiment cool. Parce qu'il te reste quelqu'un à qui parler, quand tu as de la peine comme aujourd'hui. Deux chats, c'est bien : quand l'un n'est pas d'humeur à t'écouter, y'en a un autre qui roupille pas très loin. Tu vois, tu as du bol, quand on y pense. Deux chats, c'est quand même pas donné à tout le monde.
...Bon, qu'est-ce que tu vas faire de tout ça?
Les yeux couleur de pluie me regardent : "ch'ai pas."
Silence, je cherche……
Ah, y'a ptet quelque chose...
_ Voilà ce que je te propose. T'es pas obligé, hein, mais des fois, ça marche. Tu veux que je te dise ce que c'est ?
_ Ouais.
_ Eh ben ton lapin, tu peux lui écrire.
Le petit me regarde, il a déjà saisi.
Feu vert : je continue.
« Tu peux lui dire tout ce que tu as pensé de lui, la chance que tu as eue de le rencontrer, la joie que tu avais le soir à le retrouver, en rentrant de l'école, comme il était beau, et doux, tout ça. Merci pour le bout de chemin qu'on a fait ensemble. Tu vois, quoi. »
Il voyait très bien, parce que ses yeux s'allumaient.
Je sentais que je tenais le bon bout.
Il a dit : "Et alors, après?"
Ben oui, parce qu'on en fait quoi, d'une lettre d'amour à un lapin?
_ Tu l'enterres. Moi je fais ça parfois. Ça marche assez bien. Tu l'enterres au fond du jardin, ta lettre. La pluie va tomber, et il faut un peu de temps. Ta lettre, elle va se diluer tranquillement. Quand la terre aura fait son travail, ta lettre elle sera décomposée dans la terre, qui va s'en servir à sa façon. Alors  ton lapin, il aura ton message, et toi, tu n'auras plus de peine. Tu vois?
_,Ouais. C'est bien.
_ C'est qui tes copains?
_Louis, Paul et Nathan.
_ Regarde, ils sont là-bas. Vas les rejoindre maintenant, reste pas tout seul.
Il s'est levé, il les a rejoints. Je l'ai regardé un moment, j'avais le cul tout mouillé à cause de la margelle.
Il a fait une très bonne copie en math, après. Et en dictée, je lui ai demandé de me faire plaisir : pas de pâtés s'il te plait, ce serait mieux pour la correction, ça me ferait plaisir.
Pas de pâté, donc. Mon petit cadeau du jour.
Alors après, les bilans, la fin de période, les copies entassées comme une pile de linge à repasser... J'ai levé le nez juste avant de filer au cours, c'est déjà l'heure, la barre, les filles.
"Deux minutes pour vous."
J'ai vu son nom inscrit sur le parquet. J'ai été mauvaise, rien à dire là-dessus.
Mais j'avais mes raisons.
  



La fille du Fleuve.

2 commentaires:

M a dit…

Une chose est de rater quelques pas de danse, exercices de détente, ressentis de justesse et de centrage ; une autre est de réussir ce qui en concerne l'application dans la vraie vie... L'empathie est une belle danse, sans doute la plus belle, et la demoiselle du fleuve navigue sur de bien belles ondes !

chri a dit…

@ M Je suis d'accord, M et puis c'est drôlement bien écrit!

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