19 janvier 2015

1 2 3 Tristesse.

C'est à mon deuxième passage que je l'ai vue.
Au premier, perdu dans mes pensées, noyé dans l'horreur des derniers jours que nous venions de traverser, encore hébété par les nouvelles qui nous parvenaient du front, je marchais sans rien voir. Je regardais mais ne voyais pas. Je sentais le monde mais il ne me disait rien, j'étais comme un type en réanimation qui se remet doucement d'une anesthésie générale. La veille j'avais reçu un mail de sa fille qui nous donnait des nouvelles d'Annie. Elle était victime de la saloperie de l'époque, récidivante et au plus mal. Son état se dégradait disait le mail. Nous devions donc nous préparer au pire. Ça n'a pas tardé.
Entre autres à cause de ça, comme beaucoup d'autres, je n'arrêtais pas de pleurer. Pour un oui, pour un non. J'avais dépensé une fortune en mouchoirs jetables.
Ce  matin là, je m'étais pourtant donné un coup de pied au cul pour sortir de ma tanière, aller un peu au contact des autres, me replonger gentiment dans le bain. Quelque chose me disait d'aller revoir mes congénères. Nous étions dimanche et je m'étais avancé jusqu'au marché. En hiver, il se rétrécissait comme une poire gelée, il ne débordait plus des limites de la vieille ville, il s'y concentrait à l'intérieur de ses hauts murs. J'avais mon parcours. Je commençais le long des quais puis j'attaquais la première place, celle du bar à vin, je longeais l'église, je tournais serré sur la deuxième place et je m'enfonçais dans le boyau gelé de la rue Carnot qui, tout au bout, retrouvait les quais le plus souvent inondés de soleil même en plein milieu du mois de Janvier. Le recevoir en pleins yeux, au débouché de la rue celui-là, faisait un bien fou.
Et je me payais cette virée deux ou trois fois selon le vent qui soufflait, le soleil qui brillait, le monde, mon envie et les robes à vendre dans les boutiques pour filles. Vivre seul toutes ces années ne m'avait guéri de rien... Je n'achetais jamais grand chose. Quelques clémentines, mais pas les corses, j'ai jamais aimé les feuilles, une ou deux courgettes, une botte de coriandre fraîche quand Rachid en avait coupé, un des ses litres d'huile: Achète, achète la bonne huile à Rachid qu'il criait, une douzaine de vrais oeufs sortis de l'intérieur de vraies poules, de celles qui savent ce que gratter veut dire et parfois un dos de cabillaud ou bien une poignée de beaux bouquets cuits, en fonction des arrivages et puis c'était à peu près tout. 
J'avais fait mes tours, j'avais vu un peu de monde, j'en avais salué quelques uns de la tête, qui à force de me voir passer chaque dimanche finissait par se dire mais cette tête là, je l'ai déjà vue quelque part, j'avais échangé un bonjour comment allez vous, beau dimanche n'est-ce-pas, sans attendre la réponse et puis je me rentrais. Parfois, surtout en cas de beau temps, je poussais jusqu'à m'installer en terrasse avant un verre de blanc. Il fallait quelque chose à fêter, en ce moment, on en était loin. J'étais presque content et en même temps ce que j'en avais soupé de faire ces tours là, seul. Huit années que ça durait. Pas moyen de trouver quelqu'un avec qui les faire. Un jour, je finirais par en louer une. Pour deux heures de marché. Juste pour un avant bras à prendre ou une main a attraper ou pouvoir dire: Regarde... 
Ce matin, c'est à mon deuxième passage que je l'ai vue, elle était assise sur une des trois marches de la chapelle à l'abandon. Elle était enveloppée dans un manteau rouge comme un petit chaperon et elle pleurait.
Elle ne devait pas avoir beaucoup plus de huit neuf ans et deux nattes très brunes, rigolotes lui dégoulinaient de chaque côté de la tête. Je suis passé, je l'ai vue, j'ai continué et je suis revenu vers elle.
Je me suis approché doucement comme on approche d'un chat inconnu pour éviter de l'effrayer.
Je me suis assis à ses côtés et je lui ai demandé:
___ Tu pleures parce que tu ne sais plus où sont tes parents?
___ Non, Non m'a-t-elle répondu en se passant une main sur les larmes qui mouillaient sa joue. Je joue avec mes amies.
___ Est-ce-que je peux faire quelque chose pour toi? J'ai continué.
___ Non, non, merci, vous êtes gentil mais tout va bien.
Deux autres petites filles son venues s'asseoir sur les marches. Elles n'étaient pas elles non plus dans une forme éblouissante. J'ai repris ma conversation avec la première.
___ Mais si tout va bien, pourquoi pleures-tu, alors?
Alors, après un silence elle m'a confié comme si elle me transmettait un secret:
___ Ben avec mes copines, on joue à être triste.
___ Vous jouez à être tristes ? Mais pourquoi ça donc?
Elles m'ont regardé comme si j'étais un vieil imbécile qui décidément ne comprenait rien à rien et m'ont dit tranquillement:
___Ben, tu vois, comme ça quand on doit s'arrêter de jouer c'est moins difficile que quand on s'amuse vraiment... 
___ Ah ça c'est plutôt malin, j'ai dit pour me donner une contenance. Elle a repris dans un souffle:
___ Et puis aussi, ça nous sert d'entraînement pour plus tard, pour ce qui nous attend, pour la vie, quoi...

J'étais sonné.  Je me suis levé j'ai ramassé mon sac plastique, ils n'arrivaient pas à s'en défaire par ici et en m'éloignant, je leur ai dit bêtement:
___ Bon ben bonne journée, les filles. Amusez vous bien...

Et puis, après s'être battue comme une douce et digne lionne, Annie s'en est allée...



9 commentaires:

Brigitte a dit…

Ahhhhh ...je ne connaissais pas ce jeu ...
Et je n'ai pas envie d'y jouer du tout ... J'ai encore du mal à ne pas être triste alors y jouer ?
Va falloir que je redevienne petite, ça tombe bien je perds des centimètres ...ça va donc viendre ...
Bonne semaine

chri a dit…

@ Brigitte Merci Brigitte!

M a dit…

Bonjour tristesse... En parlant de ça, je tiens à dire que la phrase de Me Sagan me pique un peu les yeux et l'âme , non ?

chri a dit…

@ M C'est bon, j'ai compris...

Tilia a dit…

Dans la série des jeux idiots, c'est moins dangereux que le jeu du foulard.

Anonyme a dit…

comment t'es arrivé à me faire rire sur ce coup-là ?
Marie

chri a dit…

@ Marie Alors celui-là il me fait bien du plaisir!

Nathalie H.D. a dit…

Ouf - j'ai trouvé ça violent.
Peut-être suis-je moi aussi un peu trop sensible ces derniers temps.

J'aime toujours bien quand tu me racontes le marché de l'isle, cette géographie que je connais par coeur, le retour sur le quai baigné de soleil, il y a toujours un petit miracle à cet endroit là.

chri a dit…

@ Nathalie Je comprends bien Nathalie. C'est ce mois là qui est terrible, aussi.

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