04 septembre 2017

Un naufrage?

Lorsque le vent, ce voyou mal dégrossi, mal élevé, malveillant, ne risquait pas de l’envoyer dinguer contre les murs des maisons, elle ne sortait de chez elle que le plus tard possible, souvent après sa sieste de l’après-midi. C’était alors, du jour, sa deuxième apparition dans le monde. La première, tôt le matin, l’amenait vers le buraliste, le beau Bastien qu'elle n'appelait que petit, qui lui vendait ses deux journaux et une boîte de cigarillos. Elle revenait les lire, sans lunette, dans le fauteuil posé près de la fenêtre, une couverture de laine épaisse sur les genoux, un petit cigare allumé à la bouche. Un chat couché sur le haut du fauteuil en surveillance. Elle les lisait comme un livre, de gauche à droite, de haut en bas,  du début à la fin. Entièrement, quelle que soit l'actualité, quelles que soient les teneurs des articles. Bien entendu, elle pestait quand les analyses ne lui convenaient pas ou bien quand elle estimait qu'un sujet avait été mal traité, insuffisamment argumenté. Ça lui prenait trois bonnes heures tous les matins. Chaque matin. Après un repas frugal, fait de trucs, surtout des légumes et des fruits, qu’elle allait glaner ou qu’on lui donnait, à la fin des marchés du jeudi et du samedi sur le boulevard, elle se reposait d'une sieste, dont elle disait à chaque fois qu’elle s’en réveillait vaguement dans le vague, la bouche pâteuse et le chignon défait: C’est fou, plus on vieillit, plus on dort l’après-midi. Comme une sorte d’entrainement au rien faire définitif  qui nous guette?
L’après-midi, elle s’habillait chaudement si on était en hiver, un peu moins, quoique, si on était dans une saison plus clémente. Et, elle trottait faire son tour. Comme elle avait évincé tous les miroirs de chez elle depuis une bonne vingtaine d’années. Je ne veux plus voir ça avait-elle expliqué aux rares qui venaient chez elle, en s'y montrant du doigt… Enfin, du temps où quelqu'un venait encore… Elle était habillée avec élégance, plutôt Bon Marché que La Redoute (Pas les moyens d'acheter pas cher, disait-elle aux surpris) mais un peu en vrac, boutonnant souvent le lundi de son manteau avec le mardi après-midi d’une autre veste, les cheveux poivre et blancs ramenés en un semblant de chignon comme un pâté de sable précaire, sur le dessus du crâne… Elle faisait tenir le tout tant bien que mal, avec de jolies pinces à cheveux de jeune fille et traînait toujours avec elle, pendu au bout d'un bras, un sac plastique jaune et géant d'une marque de meubles suédois... On pourra m'y mettre dedans le jour où je ne pourrai plus avancer, s'amusait-elle... Et je marche de plus en plus longtemps, fiérote… Seulement, je fais la même distance, tempérait-elle.
Elle vivait seule depuis si longtemps qu’elle avait presque oublié qu’un jour elle avait partagé sa vie avec un homme. Ou même deux. Elle s’en doutait bien à cause des images de ce type là, en photo dans son cadre sur la cheminée ou de celui-ci, le même sur le bahut ? Elle avait un doute sur celui-là, à moustaches si fier dans son cadre sur la console de l’entrée. Elle ne se souvenait pas avoir eu d'enfants et comme aucun ne donnait jamais signe... Elle avait débranché le téléphone, de toutes façons, il ne sonnait jamais, que pour lui proposer des diagnostiques isolation. Pour ça, elle avait son compte, merci.
Sur le chemin du retour, après avoir donné des punaises aux pigeons, elle les détestait, des rats à plumes disait-elle, elle s’arrêtait dans le même bar et s’asseyait à la même table ou une autre si la sienne était prise et buvait d’abord un thé noir au gingembre puis un petit blanc sec dans un verre ballon. En entrant, elle se présentait à l’assemblée qui la regardait de travers comme s’ils avaient peur d’elle, comme si elle pouvait être l’image d’eux mêmes, un peu plus tard, ce qu’ils allaient devenir, au fond…
Pour les désarmer, elle disait en entrant : Salut la compagnie, je m’appelle Lucie, Laissez Lucie faire ajoutait-elle avec un sourire malicieux.
Et puis, assise, elle parlait. Seule. Enfin, elle se parlait à elle-même de telle façon qu’on pouvait penser qu’elles étaient deux. Elle engageait une conversation. Mais elle ne haussait jamais le ton. Elle se posait des questions et tentait d’y répondre.
Les plus gentils du quartier l’appelaient La Folle, les autres, en nombre, le nombre est souvent imbécile, la vieille folle. Si l’on s’approchait de sa table, on pouvait entendre des bribes des questions qu’elle se posait comme : Penses-tu, vraiment, qu’un jour les mammifères pourront croire en Dieu ? Et les insectes ? Dirais-tu que le vent est une personne ? Peux-t-on trancher vraiment entre philo et folie ?
Alors, dans le bar, les pauvres poivrots défaits et les autres abrutis de fatigue s’esclaffaient et se moquaient de la vieille femme habitée. Ils avaient trouvé pire qu’eux, soi-disant.
Leurs jugements faisandés auraient-ils changé s'ils l'avaient connue, avant? Leurs moqueries auraient-elles été davantage bienveillantes s'ils avaient appris? 


Leurs si assassins caquets auraient-ils été rabattus, si ils savaient qu’elle avait été, il y a bien longtemps, la plus jeune et brillante, agrégée de philosophie de tout le pays?


6 commentaires:

Tilia a dit…

La chute m'a surprise, je ne m'y attendais pas, bravo !
Pourtant le "Peux-t-on trancher vraiment entre philo et folie ?" aurait pu me mettre sur la voie.
Donc, si j'ai bien compris la morale de l'histoire, trop de philo mène à la folie... Et, vu la photo, il vaut mieux éviter de plonger dedans !

chri a dit…

@ Tilia Oh je ne dirais pas ça! Je dirais que la solitude peut y mener (à la folie) mais pas la philo, non au contraire.
Son "problème" est d'être seule mais elle n'est pas folle, ce sont les autres autour qui lui envoient ça dans la figure... Enfin c'est mon intention!

M a dit…

Elle est en pleine lumière, Lucie ! Je suis même quasiment sûre qu'elle est la lumière !

chri a dit…

@ Ah oui, je suis d'accord, ce sont les autres qui sont ternes et rabougris. Elle avance

odile b. a dit…

Dans la phonétique, entre "philo" et "folie", il n'y a qu'une inversion dans les voyelles, et vous avez su jouer là-dessus pour terminer.
La chanson le dit : "La terre nourrit tout, les sages et les fous"... Philosophe inquiet ou imbécile content ? A-t-on le choix ?
J'en ai connu une, autrefois, vous vous souvenez, un peu plus excentrique dans son accoutrement, que les imbéciles de la rue surnommaient aussi "La Folle" et les poivrots du quartier, piliers de comptoirs, en rajoutaient en la traitant de : "vieille folle"... Pour devancer leur bêtise et leur veulerie, crâne et déterminée à vaincre, dès son entrée au bar, elle prenait les devants tout en tirant sur son cigarillo et se présentait en déclinant :
"Je suis Léonce !"... "Léonce de France !"...
Si, au fond d'elle-même, elle se foutait bien de la connerie des autres, elle ne voulait plus de miroir dans sa maison et tentait de noyer sa préoccupation majeure seule à sa table, en sifflant au bistrot un verre à ballon de blanc sec, au milieu des poivrots, et en s'interrogeant elle-même, tout bas, sur "LE Grand Nauffrage" en faisant des ronds dans sa tasse :
"Crois-tu qu'il soit possible d'avoir le mal de mer dans une tasse de thé ?"...
Mais aucun de ces avinés n'était capable de l'entendre, noyés eux-mêmes dans leur gros rouge.

¡ Santa María, Madre de Dios ! ¡ Qué pena, qué dolor, y qué tristeza, el camino de LA VIDA !...

chri a dit…

@ Odile Oui, je me souviens bien de Léonce, j'ai voulu Lucie moins folle mais davantage seule et faire que ce soit le regard des autres qui soit déplacé mais pas elle...
Vous dire aussi que je suis bien content de vous lire...

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