Le soleil venait à peine de
finir d’incendier le haut de la verrière du Grand Palais. Le ciel de la ville
était, ce soir particulier, une splendeur unique. Comme il sait l’être souvent
ici. Dans l’air étonnamment doux de ce début de Mai, flottait une brume de
bienveillance souriante. Les gens semblaient heureux d’être là où ils étaient.
Heureux de marcher sur les trottoirs, heureux de longer le fleuve, heureux de
le traverser, heureux de croiser d’autres gens tout aussi sensibles qu’eux au
merveilleux spectacle qui leur était offert aux regards. Leurs pas
ralentissaient, ils levaient les yeux aux nuages pour admirer le ciel puis ils
se regardaient semblant se dire : C’est beau, n’est-ce-pas ? Et ça
l’était. Vraiment.
C’est dans ce paysage qu’une
jeune femme dans la quarantaine joyeuse s’avançait sur le quai de la rive
droite. Il n’y avait pas besoin de la connaître pour savoir qu’elle s’était
habillée avec attention. Une silhouette longue, mince, due à la pratique régulière du bikram, d’une élégance légère comme savent si bien se vêtir les
parisiennes. Elle portait son manteau long comme s’il avait été cousu sur elle, en cachemire
chameau, beaucoup trop chaud pour la saison mais avec lui, elle se sentait protégée. Rien n’était de guingois, tout en harmonie discrète,
ample, fluide, animée au rythme saccadé de ses talons à semelles rouges sur le
noir du bitume. L'anse d'un petit sac en beau cuir, d’huppée facture ornait son coude
gauche. En avançant, elle entrait dans l’air et le fendait… Il se refermait
derrière elle et son passage. Elle avait un sourire maquillé au visage et une
jolie écharpe de soie imprimée autour du cou. Elle s'était faite belle.
Elle longeait les quais et
marchait vers la passerelle des arts.
Elle n’était pas pressée
mais elle ne trainait pas. Elle était un peu en avance à son rendez-vous et
savait qu’il ne valait mieux pas.
À quelques brasses de là,
sur l’autre pont, là-bas, plus loin, celui du Carrousel, lui était déjà sur zone. Il enchainait les cigarettes avec belle régularité. Une blonde, une pastille à la menthe, une blonde etc. Il savait qu’il ne fallait pas arriver trop en
avance mais il avait si peur de la manquer. C’était la bonne, quelque part,
quelque chose lui disait qu’elle c’était la bonne Il n’aurait pas su dire
pourquoi. Ce sont des constats qu’on fait après vingt ans, triomphant, en
général on ajoute: Pourtant ce n’était pas gagné, les débuts ont été difficiles et puis, ça s’est arrangé, nous nous sommes peu à peu apprivoisés et nous sommes là, ensemble, amoureux plus que jamais... Voilà ce
qu’il savait qu’il dirait d'eux, lui, dans vingt ans. La troisième cigarette l’avait
contrarié. Enfin pas elle directement mais un peu quand même. Quand il avait
voulu sortir son paquet de sa poche intérieure, il ne savait plus comment il
s’était débrouillé mais il avait fait tomber son portable sur le sol. Après un
rebond plutôt élégant, le smartphone avait
basculé dans le vide et plongé droit dans l’eau noire tout en dessous.
Après un Putain de merde
plutôt bienvenu, pour se calmer, il
s’était évertué à mettre en pratique les séances de yoga bikram qui lui
coûtaient un avant-bras... Il en allait ainsi sur cette terre, certains donnaient leur chemise pour manger un morceau, d'autres pour éviter de prendre un gramme. Enfin, ça lui avait permis d’avoir envie d'un rendez vous avec la jeune femme, maintenant
adossée à une des balustrades de la passerelle des Arts. Elle s'était arrêtée en plein milieu avec l'idée de le voir arriver de loin et de pouvoir encore s'en aller si quelque chose de mystérieux l'avait poussée à le faire. Elle était inscrite au
même cours de Bikram que lui et, après quelques mois de proximité chaleureuse, régulière et animée, ils avaient fini par échanger leurs numéros de téléphone.
En ayant une bonne vue, il pourrait presque l’apercevoir d’où il était. C’était
trop con, elle s’était trompée de pont. Le premier après le Pont Neuf n'était pas un pont, mais une passerelle... Une passerelle...
Elle a attendu un long
moment, lui aussi. Elle a bien essayé de l’appeler mais comme il ne répondait pas…
Puis, vaincus, ils sont rentrés chez
eux. Chacun de son côté. Lui, s’en est pris une bonne, elle est passée pleurer
chez sa meilleure amie. Elles en ont pris une bonne, ensemble.
Ils ne sont plus jamais
retournés à leur cours, ils ont pensé, chacun, que l’autre leur avait posé une de
ces lapins majestueux, un de ceux qui font date. Ils ont eu trop peur des
moqueries, pire ils ont craint d’avoir fait l’objet d’un pari. Quand la machine
à paranoïer est en route il en faut pas mal pour l’arrêter. Elle s'est inscrite à un
autre cours dans un autre quartier, lui a laissé tomber mais pour augmenter un peu ses chances, il a arrêté de fumer, ils ne se sont jamais plus recroisés.
Ils n’étaient plus liés,
dans la ville que par le fleuve qui leur
glissait dessous, par le ciel qui leur passait dessus et un bref souvenir émouvant, ce qui n'est pas donné à tous les couples…
Au moins ces deux là
n’auraient pas à se quitter.
5 commentaires:
Une terrible histoire de malentendu ...et de contretemps fâcheux. Très bien écrite !
Ou comment un petit objet qui tombe dans la seine peut décider de la vie de deux êtres...
⭐️
@ Célestine La loi de l'attraction universelle... Merci Célestine
J'adore la photo ! d'un côté la "perfection" (avec tous les guillemets qui s'imposent) du triple A et en creux, à l'envers, le double A "imparfait" qui traine les pieds dans le doute.
@ M Content pour la photo, on peut voir cette marque près de l'Utopia à Avignon. Il y a aussi le pourtour jaune qui pourrait avoir la forme de Paris...
Conclusion pessimiste ou lucide.???????? Miguel
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