06 mars 2019

La vioque (Portrait de femmes 6)

Lorsque le vent, ce mal élevé, ne risquait pas de l’emporter valdinguer contre les murs des maisons, elle sortait toujours de chez elle après la sieste de l’après-midi. C’était, du jour, sa deuxième sortie. La première l’amenait vers le buraliste qui lui vendait son journal, un quotidien national réputé, le dernier, qu’elle revenait lire dans le fauteuil posé près de la fenêtre, une couverture sur les genoux. Elle le lisait comme un livre, de gauche à droite, de haut en bas,  du début à la fin. Entièrement, quels que soient les articles. Ça lui prenait trois heures tous les matins. Après un repas frugal, de trucs qu’elle allait glaner à la fin des marchés ou qu’on lui donnait, le jeudi sur le boulevard, elle faisait une sieste, elle se disait à chaque fois qu’elle s’en réveillait vaguement dans le vague: C’est fou plus on vieillit, plus on dort l’après-midi. Comme une sorte d’entrainement au rien faire définitif  qui nous guette…
L’après-midi, elle s’habillait chaudement si on était en hiver, un peu moins, quoique, si on était dans une saison plus clémente. Et, elle trottait faire son tour. Comme elle avait bousillé tous les miroirs de chez elle depuis une bonne vingtaine d’année. Je ne veux plus voir ça avait-elle expliqué à son entourage en se montrant du doigt… Le temps où elle avait un entourage… Elle était fagotée un peu en vrac, boutonnant souvent lundi avec dimanche, les cheveux poivre et blancs ramenés en un semblant de chignon sur le dessus du crâne… Elle faisait tenir le tout tant bien que mal, avec des épingles à linge en bois…
Mais… reprenait-elle, je marche de plus en plus longtemps, fiérote… Seulement, je parcours la même distance, tempérait-elle.
Elle vivait seule depuis si longtemps qu’elle avait presque oublié qu’un jour elle avait partagé sa vie avec un homme. Ou même deux. Elle s’en doutait bien à cause des images de ce type là, en photo dans son cadre sur la cheminée ou de celui-ci, le même sur le bahut ? Elle avait un doute sur celui-là, à moustaches si fier dans son cadre sur la console de l’entrée. Elle ne se souvenait pas avoir eu d'enfants et comme aucun ne donnait jamais signe...
Sur le chemin du retour, après avoir donné des miettes aux pigeons,  elle s’arrêtait dans le même bar et s’asseyait à la même table ou une autre si la sienne était prise et buvait d’abord un thé puis un petit blanc dans un verre ballon. En entrant, elle se présentait à l’assemblée qui la regardait de travers comme s’ils avaient peur d’elle comme si elle pouvait être l’image d’eux mêmes, un peu plus tard, celle de ce qu’ils allaient devenir…
Pour les désarmer, elle disait en entrant : Je m’appelle Léonce… Léonce de France ajoutait-elle avec un sourire malicieux. Du reste elle était incollable sur le football espagnol, la rivalité Barça, Real, la rage des clubs basques, les racines historiques des inimitiés entre certains clubs etc 
Et puis, assise, elle parlait. Seule. Enfin elle se parlait à elle-même de telle façon qu’on pouvait penser qu’elles étaient deux. Comme si elle engageait une conversation. Mais elle ne haussait jamais le ton. Elle se posait des questions et tentait d’y répondre.
Les plus gentils du quartier l’appelaient La Folle, les autres, en nombre, le nombre est souvent imbécile, la vieille folle. Les plus démunis, heureux d'avoir trouvé pire qu'eux lui donnaient de la vioque. Si l’on s’approchait de sa table, on pouvait entendre des bribes des questions qu’elle se posait comme :
Penses-tu qu’un jour les mammifères pourront croire en Dieu ? Et les insectes ?
Dirais-tu que le vent est une personne ? Crois-tu qu'il soit possible d'avoir le mal de mer dans une tasse de thé ?
Alors, dans le bar, les poivrots et les autres s’esclaffaient et se foutaient de sa gueule hirsute de vieille.

Leurs caquets auraient-ils été rabattus s’ils avaient su que plus jeune, elle avait été  agrégée de lettres modernes, professeur d'université, auteur de trois romans et supportrice de l'Atletic Bilbao?

4 commentaires:

Brigitte a dit…

Pas facile de vieillir ! Et s'ils avaient su, cela aurait il changé quelque chose dans la vie de cette vieille ?
Belle semaine à toi

chri a dit…

@ Brigitte Non, sans doute pas mais peut être l'auraient-ils regardée autrement?

Tilia a dit…

Elle perd un peu la mémoire, mais son français reste impeccable.
Les souvenirs flous, c'est mieux que des regrets bien nets : ça fait moins mal.
Quant aux moqueries et vacheries qui lui sont destinées, si elle les entend, à mon avis elle n'en a plus rien à faire et elle s'en bat les couettes.

chri a dit…

@ Tillia Il faut lui souhaiter, oui!

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