11 mars 2019

Lou C (Portrait de femme 7)

Son prénom et son nom étaient deux sacs de voyage en cuir souple prêts à partir. 
Vous les évoquiez et vous posiez un pied dans le compartiment feutré du wagon d’un train posté au quai d'une grande gare. À cause du chanteur, on prononçait son prénom et on était à la montagne enseveli de blanc. Avec son nom on filait droit dans le sud, le sud des vallons, celui des bosses, celui des champs bleus des lavandes où vrombissent les abeilles et poussent les pierres blanches, celui des traits d’eaux argentés courant entre les verts des roches, celui des villages à croupetons sur des pointes de rochers recroquevillés en défense, celui du rouge laissé sous les semelles des chaussures de marche dans des canyons qui sentent l'ail, celui des brumes roses du matin qui s’allongent entre les bois de chênes verts, celui des touffes de thym sauvage, de sarriette folle et des Aphyllantes de Montpellier, celui des ombres bleues du soir qui serpentent entre les ruches où des abeilles concentrées s'essayent à ne pas mourir, celui des falaises abruptes où de temps à autres s’accrochent avec leurs ongles les racines squelettiques et noires des genévriers cades, celui, enfin d'un livre pilier de Giono, Colline. Lou Collines    coup de sifflet du chef de gare.
Alors qu’on sait bien qu’ils ne sont jamais, mais jamais, comme on les pense, qu'ils ne ressemblent jamais à l'image qu'on s'est construite d'eux, les gens qu’on ne connaît pas en vrai mais qu’on aime bien, on se les imagine plutôt beaux. C’est un peu normal c’est nous qui nous  les fabriquons, on ne va pas se les faire moches, du coup. 
Elle, je la connaissais sans la connaître depuis de nombreuses années, on avait même vécu dans le même village, dans la même période. On s’y était peut-être rencontré, qui sait ? Au marché du soir, à la boulangerie, à la presse bureau de tabac. J’y allais au moins une fois par jour du temps où je les allumais dès le réveil. On s’était peut-être vu chez Chichi l’épicerie ah tiens il va devenir restaurateur Chichi, il en a eu marre de vendre du produit vaisselle avec des chips et d’ouvrir à pas d’heure. Il va tenter l’aventure du faire à manger pour les flemmasses qui viendraient s’asseoir.
On avait peut être été l’un derrière l’autre dans la queue chez Chichi en attendant que son père rende la monnaie (le père de Chichi) mais alors, on ne s’était rien dit ou si:  une banalité si banale qu’on ne s’en souvient plus, on n’avait pas échangé. Ni des mots ni des phrases, ni des sourires, ni des regards en coin. C’était logique puisqu’on ne se connaissait pas à cette époque.
J’ai su, elle a dû me l’écrire ou me le dire, plutôt me l’écrire car on ne s’est pas tant parlé que ça pendant toutes ces années où on n’a pas fait connaissance, j’ai su qu’elle connaissait l'ancien restaurateur hollandais, si chic sur sa haute bicyclette toute flamande qui parcourait le village rares cheveux et calvitie au vent avec l’intégrale de Proust dans le petit panier d’osier, à l’avant du guidon. J’ai su combien il essayait de séduire celui là avec son pantalon rose et son chapeau de paille affaissé, sa Lavallière de soie et ses lunettes rondes d'intellectuel des fourneaux. J’ai su qu’elle avait habité une maison à la sortie du village j’ai oublié laquelle mais ici des sorties, il y en a au moins huit, alors un beau jour, j’en ai choisi une et je me suis dit : Ça c’est la maison de Lou. Et je la montrais à tout ceux qui venait chez moi en leur disant : Tu vois ici c’est la maison de Lou. Comment tu ne connais pas Lou ? Moi, non plus mais moi, je connais sa maison.
J’ai su, elle me les a écrit, des épisodes gris sombre de sa vie, j’en ai su des plus souriants, j’ai su de ses déménagements, de ses affrontailles, de ses victoires, de ses défaites, de ses périodes rose bonbon crême de nuage, enfin de ce qui fait le sel de la vie, quoi. Le rire et la douleur, l’espoir et le renoncement, l’amour et le désamour, la joie et la tristesse, l’abattement et l’espérance. Je m’arête là parce que je crois que vous avez bien compris de quoi il est question.
Au fond, sans l'avoir croisée en vrai, j’ai su d’elle et ce qui est le plus amusant c’est que quelques années plus tard on ne s'est pas vu davantage mais je suis presque certain que dans la rue, on se reconnaitrait et qu’alors, on s’en dirait deux.
Voire trois.

4 commentaires:

Tilia a dit…

J'aime bien l'idée de cette improbable rencontre entre deux êtres faits pour s'entendre sans se parler, l'un bien en chair et l'autre un peu évanescente.

Et je souhaite un succès bien mérité à vos histoires "Du Sud".

chri a dit…

@ Tilia Merci à vous!

antoine delmonti a dit…

La description des paysages du Sud est originale, très réussie, on pense bien sûr à Giono. Il y a aussi un côté décalé, étrange,ainsi qu' une liberté de ton réjouissante dans cette rencontre approximative. Bravo !

chri a dit…

@Antoine Delmonti
Bienvenue à vous ici et merci de votre commentaire!

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