02 avril 2020

Au monde

Ils s’étaient levés bien avant celui du jour. 
Ils avaient passé leurs mains dans leurs cheveux ébouriffés par les rêves sombres de la nuit en tentant de les ranger un peu, ils s’étaient aspergés leurs visages barbus froissés d’eau froide pour réapparaitre au monde un peu vaillants. Chacun dans leur chambres, ils s’étaient habillés avec ce qui leur était venu sous la main et ça se voyait. Des pans entiers de chemises  sortaient de leurs pantalons, leurs pulls ne leur couvraient pas tout. Puis, dans la cuisine encore endormie, debout, ils avaient englouti vite fait sans rien se dire un café brûlant. Du reste, ils s’étaient bien brûlés  les lèvres en avalant les premières gorgées. Mais ils n’avaient rien mangé. Ils n’avaient pas voulu faire trop de bruit et  risquer de réveiller la bande des autres qui, pour la plupart, dormait à l’étage. Puis, après avoir endossé leurs épaisses polaires, une lampe à la main, ils étaient sortis l’un après l’autre dans le noir. Le noir d’un chat à l’affût derrière la porte leur est passé entre les jambes pour profiter de l’ouverture. Il a vite été avalé par la lumière pas encore éteinte de la cuisine.
Dehors, dans le frais de la nuit, la campagne était plongée dans un sommeil à assommer les oreillers. À part, de temps à autres, quelques cris d’oiseaux de nuit dans un lointain très éloigné, on n’entendait pas âme qui vive. Seules les feuilles toutes nouvelles  des pruniers s’agitaient doucettement dans le vent glacial mais léger. L’air alentour sentait le printemps s’amenant. Ils étaient tous les deux sensibles à ces changements minuscules et annonciateurs d’un bouleversement. Ils savaient que c’était maintenant une question de semaines, qu’on en avait presque fini avec le gel qui enveloppe les branches, qui durcit la terre et empêche la  vie de se déployer. Bientôt, partout, ce ne serait qu’agitation, étirements, sorties, apparitions, renaissances. En attendant, la Grande Eruption, il fallait encore courber le dos, remonter son col et se frotter les mains pour que le sang circule. Ils sont allés droits vers le petit appentis dans lequel, ici, on mettait les outils de jardin. La veille, ils y avaient posé leurs sacs à dos pleins de l’essentiel nécessaire pour ce qu’ils avaient à faire. Une gourde remplie d’eau claire, un sachet de fruits secs, quelques barres énergétiques, un morceau de tome qui restait, une boite d’allumettes, un couteau pliable, un briquet, un tee-shirt , une couverture de survie et une topette de rouge. Ils ont endossé les sacs chargés, ils ont réglé leurs lanières pour que ce soit le plus confortable possible à leurs épaules. Ils ont sorti des poches des polaires des bonnets de laine, ils s’en sont couverts les crânes et surtout le haut des oreilles qui commençaient à être bien rougies,  mordues par l’air cinglant. Ils ne s’étaient encore adressé aucun mot, ils n’avaient communiqué que par signes, sourires, gestes de la tête ou de la main. Ils se comprenaient c’était l’important. Ils sont allés ouvrir l'enclos de Paco le faux épagneul qui n'en pouvait plus d'attendre. Ils ont traversé le jardin en laissant derrière eux des traces de pas dans le blanc du givre qui recouvrait  le vert de l’herbe. Ils se sont approchés de la barrière qui délimitait le jardin de la rue. Ils l’ont ouverte de quoi faire un passage. Du haut du village leurs sont parvenus cinq coups du clocher de l’église. Avant de prendre le chemin du lac, ils allaient passer par l'arrière éclairé de la boulangerie où Paul tout enfariné comme extrait d'une avalanche rangerait sa première fournée. Il leur filerait un pain brûlant en leur disant: Vous en mangerez une tranche là haut pour moi, régalez vous. 
Là-bas, vers l’Est, dans le ciel vide de nuages quelque chose se passait, une lueur pâle commençait à remplacer le noir. Des brumes rampantes survolaient  les lits des sorgues comme des couettes de soie grises. Au-dessus de leurs têtes c’était encore le règne des brillances d’étoiles. Elles s'éteignaient en pluie au fur et à mesure que le bleu s'étalait. 
Ça va être une belle journée a dit l’un. 
Oui a répondu l’autre.
Alors, ensemble ils ont franchi la frontière du jardin et, pour la première fois depuis  six longues semaines, alors que le jour se levait, ils sont partis renaître au monde.



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