27 avril 2020

Un dimanche d'été à Saint Barnabé

Quand un samedi il se mettait à neiger de la farine dans la cuisine, c'est qu'il y avait du Saint Barnabé dans l'air pour le lendemain...
Le matin dès le premier café descendu, la tasse fumante dans l’évier, Marie dispensée du travail des fleurs dans les serres pour cette occasion sortait le grand plateau de bois massif carré d’un mètre par un mètre et le posait sur la table de la cuisine. À partir de là, si tu n’avais rien à faire  d’utile dans le secteur, il te fallait plutôt dégager du lieu. Très vite, inévitablement tombait l'ordre: Va voir ailleurs si j'y suis! Nous on n'était pas si bêtes, on savait bien qu'elle ne pouvait pas être ailleurs puisqu'elle était là. Mais on allait voir quand même pour lui faire plaisir et débarrasser le plancher.
La cuisine allait s’animer. Cela devenait doublement chez elle. Elle se transformait en un général de Bonaparte sur le champ même de la bataille. Elle allait faire les raviolis pour le dimanche et nous monterions à plusieurs familles  les manger à Saint Barnabé, un hameau de quelques maisons et d’une chapelle minuscule dans l’arrière pays tout en haut du col de Vence. En bout de route. En haut du col, tu quittes la route qui va à Coursegoules, rien que le nom est un voyage, tu vires à gauche et tu suis le chemin goudronné, large d’une seule une voiture, qui tourne et vire quelques kilomètres parmi les chênes lièges et tu arrives, au fond, à un ensemble de maisons, de bergeries aménagées pour venir y passer l’été au frais de l’altitude et à l'abri des invasions de la côte. C’est un endroit tellement perdu que l’hiver personne n’y habite. C’est alors le royaume des corneilles, du vent, de la neige et du gel.
C’est que tout ça était une affaire qui réclamait une préparation au cordeau. Dès la date convenue, dans chaque famille invitée toute une armée se mettait en ordre de marche. Et ce devait être ainsi chez tous ceux qui étaient conviés. Seraient de la partie pour le dimanche à venir, les Aude des Grandes Bréguières, les Giordanengo qui monteraient de Vence, les Milo qui pour une fois quitteraient  Saint Laurent du Var et quelques cousins qui viendraient de Bormes. Et puis, bien sûr, Monsieur Fulconis et son grand Panama blanc qui lui était de toutes les fêtes parce qu'il galéjait comme une machine perpétuelle tout le jour. Chez les autres, on préparerait la salade d’entrée, on achèterait des plaques de pissaladières chez Veziano, d'autres feraient les gnocchis à la pomme de terre, certains apporteraient le rosé ou bien les fromages de chêvres et d'autres encore, les tartes du dessert.
En tout ce dimanche allait réunir une trentaine de personnes plus les imprévus qui auraient aussi leurs assiettes. C’est dire s’il en fallait des raviolis. Oui parce qu’ici on était de raviolis. Aussi, Marie avait commencé à s'y mettre le mercredi. Elle avait cuit la daube. Elle en avait cuisiné pour un régiment. Pour qu’on en mange deux jours et surtout pour qu’il en reste le samedi. Le vendredi soir, elle commençait à préparer la pâte, elle en sortait grâce à la machine à main de longues plaques qu’elle laissait reposer la nuit sous des couettes de farine, elle ne les travaillerait que le samedi matin. À raison de deux douzaines par personne, à raison de deux assiettes par personne, elles étaient si bonnes qu'on y revenait,  calculez. Sur le plateau enfariné, elle avait étalé une plaque de pâte la plus fine possible, puis elle avait disposé à intervalles réguliers des petits tas de la daube qui restait qu’elle recuite avec des épinards puis hachée. Ensuite elle recouvrirait tous ses tas avec une autre plaque  de pâte et elle repasserait la roulette crantée pour séparer chaque petit tas. Elle finirait épuisée et toute blanche. On les monterait le dimanche pour les faire cuire là-haut avec la sauce tomate et le parmesan râpé pendant qu’on prendrait l’apéritif. Comme il n’y avait que de l’eau de pluie à Saint Barnabé, on s’arrêterait en montant à la source de Vence pour remplir deux ou trois bidons d’eau claire pour la cuisson. Pour l’instant, ma grand mère en avait bien pour quelques heures avant de finir ses raviolis. La cuisine serait sous une tempête de blanc pour une bonne partie de la matinée.
Le dimanche, après le petit déjeuner on grimperait dans deux voitures direction l’arrière pays. Après une bonne heure et demi de route, on garerait les voitures sous les tilleuls et on se déplierait en se réjouissant d’être là. Alors, ce serait accolades, embrassades, serrages et grands rires. Puis les hommes se serviraient de l’apéritif et les femmes iraient médire d’eux en préparant le repas en cuisine. On demanderait aux enfants de dresser la longue table sous les cannisses, protégée des rigueurs du soleil de midi.
Quand le repas serait prêt, l’apéritif raisonnable, tout ce beau monde se mettrait à table heureux d’être ensemble et de partager ce repas. Et tout ça parlerait, parlerait jusqu’à l’arrivée du génepi sur la table avec le café.
Ensuite, sans doute gentiment saouls pendant que les femmes iraient médire d’eux dans la cuisine en se tapant toute la vaisselle, ils iraient composer les doublettes et faire une ou deux  parties de boules. Ils se noueraient une serviette à chaque coin et se la colleraient sur le crâne pour se protéger du soleil pendant les mènes au soleil. Ils y jouaient comme ils iraient au théâtre, pour s’en envoyer quelques bonnes, pas tellement pour gagner mais ça n’empêcherait pas d’exagérer la célébration de la victoire et de contester vigoureusement la défaite. Il y aurait beaucoup plus de rires que de points marqués.  Faire des phrases drôles avec des mots drôles c'était quand même l'attrait principal de la pétanque à condition d'y jouer sérieusement: Ils y jouaient aussi pour justifier de boire le verre d’après.
Les enfants eux ne jouaient pas aux boules, ils avaient deux collines pour eux seuls. Ils jouaient aux gendarmes et  aux indiens dans toute l’étendue du hameau. Ici il n’y avait pas de clôture, les gens savaient à qui étaient les parcelles et jusqu’à présent personne n’était parti en douce avec une dans la remorque…
Chacune se retrouverait le soir venu près des voitures et après les embrassades, les vœux de se revoir très vite, les femmes se promettant la fois prochaine d'aller jouer aux boules pendant qu'ILS feraient la vaisselle,  après avoir compté et recompté les enfants pour n'en oublier aucun, ils rentreraient chez eux, les femmes conduisant. Certes le monde n'était pas changé mais tous ici s'étaient régalés. Avant de prendre la route, ils s'en iraient saluer la statue du Saint de bois massif peint de couleurs vives, seul dans sa chapelle. Le pauvre il ne sortait qu'une fois par an le onze juin, on le baladait dans le hameau puis il retournait à sa solitude.  Il n’y aurait pas trop de mots dans les voitures pendant la descente du col. La fatigue de la journée sans doute. Une vague tristesse qu’elle soit finie sûrement.
Ils avaient passé un dimanche d’été, ensemble à Saint Barnabé quelque part au dessus de Vence.

Ensemble, beau mot pour un beau dimanche.



2 commentaires:

Tilia a dit…

Grandiose, la confection des raviolis.
De très bons souvenirs... du temps d'avant la grande peste :-/

chri a dit…

@Tilia C'est un peu ça, oui... Du temps où on pouvait s'embrasser, être à table à trente et s'en
dire sans masque.

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