09 avril 2020

La belle parenthèse

Ces sept jeunes hommes auraient pu ne jamais vivre ces heures là. 
Ni chacun de leur côté, ni ensemble. Et pourtant, ça s’est passé. Une parenthèse de quelques heures.  En vrai ça a pris deux jours, deux petits  jours de leur vie. Mais trente ans après ils s’en parlent encore. Ça aurait pu leur en prendre quatre. Du reste dans leur souvenir on n’était pas loin de la semaine prodigieuse. C’était il y a un bon moment et comme souvent ce qui marque vraiment reste très présent en soi. Ces jours étaient encore bien vivants dans leurs esprits et même dans leurs cœurs. 
On ne sait plus vraiment  qui avait lancé l’idée, qui avait envoyé en l’air ce truc un peu fou, c'était sans doute un soir après quelques verres: On devrait partir en vélo du Pont de la Serre au dessus de Colmars les Alpes, monter aux lacs de Lignin, redescendre par le ravin de Grave plane jusqu’à Aurent, un hameau sans route, s’y poser le soir pour y dormir,  le lendemain on passerait par le village d’Argenton, on y mangerait, il y a une table d’hôte et après une longue descente sur un chemin de terre, on arriverait à la gare du Fugeret où on prendrait le train des pignes pour Thorame Haute où on se ferait récupérer en voiture. Jolie boucle non ? Ben, pourquoi on le ferait pas ? Qu’est ce qui empêche qu’on s’offre ça ? Tout le monde n’a pas de vélo… Un vélo ça se trouvera s’il en faut un. On n’a pas de tente. On en a pas besoin une nuit dehors on va pas en mourir et puis on est en Juillet, on n’est pas en janvier. Les empêchements possibles avaient vite été balayés. Alors c’était parti. 
Qui vient ? Qui veut. Ils s’étaient retrouvés à sept au départ. Ils étaient tous dans le coin en vacances, ils se connaissaient par amis croisés. Certains étaient très liés, d’autres se connaissaient de la veille, mais comme ici, les amis de mes amis sont les miens, ils étaient vite devenus une bande. Tu viendrais toi ? Ah ben oui volontiers ! Ben viens! Je viens, on part quand ? J’ai regardé la météo, on peut partir dans trois jours dimanche, donc. Ça roule. 
Ils avaient donc trois jours pour trouver chacun un vélo, certains avaient le leur, regonfler les pneus, vérifier les patins des freins, il y avait pas mal de descente et ils ne devaient pas manquer, faire des courses pour les deux ou trois repas, acheter de quoi monter une petite trousse à pharmacie, là-haut on était loin de tout, préparer leurs sacs à dos, les remplir puis les vider pour qu’ils soient faire le plus léger possible, c’est que pour arriver aux Lignins déjà c’était une sacrée grimpette. Il s’étalait à 2280m. Est enfin venu le jour J. Malgré l’heure tôtive de la matinée, c’est toute une troupe les a accompagnés jusqu’au Pont de la Serre qui enjambait le torrent de la Lance. Ils ont embrassé ceux qui restaient et se sont dit à dans deux jours, régalez vous bien. Ils ont enfourché leurs engins et ils ont attaqué gentiment la montée vers les lacs de Lignin. Certains se taisaient, d’autres ne cessaient pas de l’ouvrir, mais tous souffraient. Ils souffllaient aussi. Ils n’ont pas tardé à mettre pied à terre, à pousser puis porter les bicyclettes en suant comme des forges. Pour être précis c’est un peu en dessous de la cabane du juge qu’ils ont mis pied à terre. Le chemin traversait un torrent et se poursuivait par un raidillon d’une centaine de mètres qui menait droit à la cabane. On ne pouvait pas le monter en pédalant. Enfin aucun d’eux n’a pu. Là haut, ils ont fait une première halte où ils ont bu et se sont gavés de quelques fruits secs. Ils ont repris route. Ils en avaient encore pour trois bonnes heures. Ils ont laissé à gauche les deux cabanes de Bressange et ils ont continué à pousser leurs engins jusqu’au Lignin. Autant dire qu’ils n’ont croisé personne pendant la montée. C’est en nage qu’ils ont touché les rives de mousse du lac le plus important. Ils se sont assis, allongés, et pendant quelques longues minutes sans rien dire, ils ont regardé autour d’eux. Le petit refuge était fermé, de l’autre côté de l’eau une langue de neige blanche venait lécher la berge. L’hiver avait été rude.
Comme le vent se levait et qu’ils avaient encore du chemin, après un trait d’eau et des barres chocolatées qu’ils ont partagé, ils se sont remis en selle vers Aurent. Oh ça n’a pas duré bien longtemps leur pédalage. Ce qui devait être une longue et belle descente s’est transformé en un parcours du combattant des montagnes avec des ornières grosses comme des douves de châteaux forts. Avec les orages et les crues violentes du Novembre passé, tous les versants et les chemins avaient été emportés. Il n’existait plus rien de balisé, ni de praticable comme si on avait passé sur la montagne avec une serpillière géante et c’est quasiment le vélo sur l’épaule qu’ils ont fait la route en franchissant des ravines, en escaladant des monceaux de terre séchée, en s’épuisant les forces à contourner les souches des mélèzes arrachés. Tout le temps de leur avancée, ils ont été accompagnés par le vol criard d'une bande de corneilles. Voyaient elles en eux un possible quatre heures? Vers le bas de la descente, ils ont fait une halte à la cabane des Pasquières refaite à neuf. Ils se sont demandé un temps s'ils n'allaient pas dormir là, Aurent semblait encore bien loin, ils étaient crevés et là bas le ciel noircissait. Certains ont voulu continuer, ils avaient peur de manquer d'eau. Pour l'apéritif... Ils l'ont emporté.
Quand ils sont arrivés à Aurent, le soir s'avançait mais à cette période, il leur restait encore deux bonne heures de clair avant la nuit. Juste avant les premières maisons, ils sont montés sur leurs biclous pour une trentaine de mètres, histoire de dire, puis ils les ont balancés dans le premier pré, au-dessus des premières maisons, sous un immense tilleul. C’est bien tombé puisque c’est là qu’ils allaient manger et dormir. Comme il faisait encore bien jour, après avoir changé leurs tee-shirts et leurs chaussettes trempés, après avoir mis les humides à sécher, ils sont allés faire un tour dans le hameau. C’était un endroit charmant que la route, celle en bitume, la vraie sur laquelle on pouvait rouler, n’atteignait pas. Seul arrivait au hameau depuis le parking du Fugeret, un sentier un peu large qu’il fallait suivre en quad, en moto, en mulet, en bicyclette, en chaussures de marche mais pas en voiture. Autant dire qu’ici ils étaient tranquilles. L’hiver c’était simple, personne n’y restait. Il n’était habité qu’à partir des premiers jours du printemps, ces jours plus longs, ensoleillés où la neige commence à fondre jusqu’aux derniers de l’automne, en gros  quand descendent les premiers flocons. Et dans deux ou trois maisons seulement. Entre les maisons de pierres aux toits de lauzes, la seule chanson qu’on pouvait entendre était celle de la fontaine d’où coulait de l’eau de source. Elle était accompagnée d’un parfum de sauce tomate qui devait bloblotter quelque part dans une marmite et qui répandait son nuage appétissant dans les ruelles. Sur la porte de la petite église ils ont appris par une feuille accrochée qu’un mariage se préparait pour le mois prochain. Ils n’ont croisé qu’une personne à qui ils ont demandé l’autorisation de passer la nuit sous le tilleul ce qui leur a été accordé en souriant et en leur indiquant où ils pouvaient trouver du bois pour leur feu. À la fontaine ils ont rempli leurs gourdes d’eau claire, et auprès du bel arbre, sur les traces anciennes d’un foyer, ils se sont affairés à préparer un feu sur lequel ils feraient griller leur repas du soir. Oui, l’un d’entre eux avait sorti de son sac une grille.... Grâce à l’eau fraîche, ils ont partagé un verre ou d’autres pendant que le soir tombait et que la nuit venait. Avec la viande grillée, des côtes de porc dans l'échine en tartines sur des tranches de pain comme assiettes plates ils ont ouvert une ou deux bouteilles de rouge qu’ils se passaient pour boire au goulot. Le feu, le grill, le rouge, l’herbe du pré, l’abri du tilleul, être ensemble, des blagues à se dire, deux à faire quatre sortaient, leur fatigue… Tout, ils avaient tout pour être bien. Ils l’étaient. Autour d’eux avec la nuit tombée le frais était venu. Ils s’étaient éloignés chacun du feu qui n’était plus que braises, ils avaient déroulé leurs matelas de caoutchouc, leurs duvets, ils avaient fait des oreillers de leurs sacs, ils s’en étaient allés pisser un peu loin du pré, ils étaient revenus, ils avaient enfilé des bonnets sur leurs têtes puis les duvets jusqu’aux coux et, allongés sur la terre, ils avaient regardé le ciel. Une merveille de ciel noir poudré de lumières. Vers l’Est de temps à autre les lueurs d’un éclair dont on n’entendait même pas le grondement. Repus de ce spectacle éblouissant, ils se sont vite endormis.
Ils se sont réveillés avec l’arrivée du jour. Les orages qui avaient menacé une grande partie de la nuit les avait épargnés. Ils avaient tourné tout autour des montagnes mais ils n’étaient pas venu voir ici. Il n’était pas tombé une goutte. Ils sont revenus au monde avec lenteur, en vrai ils ont attendu que le soleil débarque de derrière les pics et éclabousse leur pré à coucher. L’un a fait repartir le feu, un autre a scié des tranches de pain et les a mises à griller, un troisième à préparé un café de combat puis, comme des apaches hirsutes ils ont pris le petit déjeuner autour du feu flambant. Ensuite, ils sont allés en groupe à la fontaine pour se passer de l’eau claire sur les visages et se laver les dents. Entre la fatigue pour arriver là, la nuit au sommeil heurté et les jaune et rouge de la veille ils avaient vaguement mal aux jambes, aux cheveux et un sourire en coin. Ils sont retournés dans leur chambre, ils ont roulé les duvets, les matelas, ils ont rempli leurs sacs et ils sont repartis vers un autre hameau Argenton. Avec ça, la matinée était bien avancée, un soleil en pleine forme se tenait juste au dessus de leurs têtes, bien campé sur ses deux jambes  et leur envoyait ses rayons de plomb droit sur les nuques. Heureusement le hameau suivant n’était pas si loin. En deux heures, ils ont fait le trajet, toujours en poussant leurs bicyclettes, le chemin à prendre était à flanc de versant et si étroit qu’une roue pouvait à peine s’y tenir. Aucun n’a voulu prendre le risque d’un dévalage, ils y sont allés lentement.  Ils sont arrivés à Argenton à l’heure du repas. Le ciel avait choisi son camp. Avant d'arriver à l'auberge, ils étaient allés faire un tour sur les ruines romaines qui prouvaient que même isolé le village était bâti sur un endroit vivable puisque d'autres s'y étaient installés quelques siècles auparavant. 
La table d’hôte était bien ouverte, accueillante et sept assiettes sur une table de ferme les attendait. À peine assis une assiette de charcuterie de montagne est arrivée sous leurs yeux. Et quelques bouteilles d'un rouge trapu. Ils se sont régalés. Ils ont bu aussi et parlé et le monde sans demander son reste à été refait comme il le mérite.
Ils sont sortis de table avec l’envie et le besoin de se trouver de l'herbe haute bienveillante à l'échine pour une sieste royale. En chemin, ils ont rencontré Joseph, le fameux Socrate d’Argenton, un berger aussi vieux que le village barbu de blanc vêtu de velours noir et de sagesse qui les a accompagnés un moment, qui s’est même assis avec eux et qui leur a parlé de sa vie de berger de montagne et du monde comme il allait mal. Il serait bien en vue dans un monde refait celui là. Ils ont un peu dormi. Socrate n’était plus avec eux quand ils se sont réveillés. Ils se sont dépliés, ils ont bu et ils ont pris la route vers la grande descente qui les mènerait à la gare du Fugeret qui était leur point d’atterrissage. Plusieurs kilomètres de piste de terre refaite de frais, un rêve de descente. Pas un coup de pédale pendant de longues longues minutes en plein milieu d’une forêt dense de mélèzes, un air frais sentent le pin et la montagne dans lequel ils avançaient comme en planeur à deux roues. Ils n’ont prononcé aucun mot tout le long de cette descente. Ils ont juste été là. Ce n’est pas si fréquent d’être juste là où on est au moment pile où on y est.
Et puis, ils ont atteint la garounette du Fugeret. Le petit train branlant de trois wagons est arrivé peu de temps après, ils y sont montés avec leurs vélos. Après un sifflement poussif l’engin a redémarré dans les tremblements épais des effluves de gas-oil et quelques mètres après il s’est engouffré dans le noir d’un premier tunnel. 

C’était fait, la parenthèse qu’ils venaient de vivre s’était refermée. Désormais, eux seuls sauraient ce qu’ils avaient partagé pendant les deux jours de ce temps suspendu.



8 commentaires:

M a dit…

Merci pour la balade ! Je serai seule à savoir ce qu'elle m'a fait voir et ressentir...

chri a dit…

@ M je veux croire que si tu dis merci c’est que ce n’était pas trop désagréable...

M a dit…

Tu fais bien ! J'y étais presque sauf les douleurs, l'impression de ne pas pouvoir y arriver, bref sans le négatif :-) Malheureusement sans le vrai du bon mais avec les images, le plaisir, l'évasion donc MERCI !

chri a dit…

@ M Ouf J'ai échappé au cofinement en l'écrivant!!!

Emylie a dit…

Oh merci Christian! J’ai été avec vous pendant quelques merveilleuses minutes ��

chri a dit…

@ Emylie Alors, je suis content de ça!!! Merci à toi.

Brigitte a dit…

Sacré balade... la preuve des années après tu nous racontes comme si c'était hier ! et j'ai peiné avec vous tous . De beaux souvenirs

chri a dit…

@ Brigitte Oui, ça a été une belle balade et de beaux souvenirs!

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