10 octobre 2009

Aux bouts de l’Île. (1).

La voiture s’engagea sur la place de la Concorde déserte. Elle venait de la rue de Rivoli.
La nuit faisait son boulot de nuit depuis plusieurs heures, déjà. L’immense espace désert n’était que rarement éclairé par les traces rouges et fugitives de taxis fatigués. La berline noire s’échoua en bordure de la place, du côté du fleuve auprès du Pont de la Concorde.
Ca tombait bien qu’il soit là celui-là, puisque c’est pour lui que les quatre types dans l’anglaise perdaient leur nuit.
Cette nuit, c’était celui de la Concorde, celle d’avant celui d’Austerlitz. Pas l’étage des voitures, celui des métros… Depuis qu’ils avaient débuté, ils les avaient presque tous parcourus au moins deux ou trois fois. Ils commençaient à en connaître chaque centimètre carré, chaque piège, chaque appui possible, chaque risque. Ils en étaient à ne plus les redouter. Il n’y avait plus qu’une chose qu’ils craignaient par-dessus tout, c’était la pluie. Elle rendait les choses encore plus difficiles, encore plus dangereuses, encore plus folles. Heureusement, bien que le ciel menace, les gouttes s’étaient tenues tranquilles ces derniers jours et si l’air était humide, le pont et ses à-bords, eux étaient secs. Les portières de la voiture en s’ouvrant lâchèrent un nuage bleu de fumée de blondes qui s’évapora dans le gris de la nuit. C’étaient des fumeurs qui étaient là-dedans.
Ils étaient six. Ils se sont déployés sur le trottoir avec des regards inquiets alentour.
Ce n’était pas des joueurs de belote. Ils préféraient des jeux plus aléatoires, plus dangereux, plus vivants, aussi… enfin quand on en réchappait… quand tout se passait bien, quand il ne pleuvait pas, par exemple. Il y avait entre eux le même gros paquet de fric à gagner ou à perdre, tout dépendrait de ce qui allait suivre et qui les tenait ensemble comme un boisseau de menottes argentées. Ils se regardaient en chiens de faïence en s’approchant du Pont, à pieds, en grappe. Seul le chauffeur était resté dans la bagnole pour pouvoir se tirer en vitesse au cas où les choses ne se passaient pas comme prévu. Ils s’approchèrent du pont, à pieds, en grappe. Ils se serrèrent les mains sans chaleur, sans rien se dire non plus. Chacun savait, maintenant, ce qu’il avait à faire, et tous n’avaient plus qu’à espérer que cela se passe le moins mal possible, surtout les deux qui allaient d’une manière certaine risquer leurs vies. Alors, trois d’entre eux traversèrent le pont.
Au fond, derrière eux, la masse de pierre de l’Assemblée Nationale semblait les menacer. Ils s’en foutaient pas mal, d’elle.
Les trois autres qui étaient restés du côté de la place se séparèrent. Deux se posèrent à la hauteur du dernier lampadaire dont le cercle lumineux sur le gris du sol marquait l’arrivée. Le troisième grimpa sur le refuge pour piétons, dans l’axe de la chaussée, comme sur une île abandonnée. Pendant ce temps, les premiers avaient traversé. Ils avaient marché à forte allure comme on s’échappe, comme on marche quand on ne doit pas revenir. Une fois là-bas, à l’autre bout du pont les deux plus jeunes se sont défaits de leurs blousons et les ont jetés dans les bras du dernier. Ils se sont serré les mains sans doute pour se débarrasser d’un peu de la peur qui les avait saisi à la nuque. Leurs cœurs gonflés à bloc cognaient contre les côtes et ils commençaient à transpirer. Le porteur des blousons, comme un arbitre de boxe leurs rappela les règles de ce qui allait se passer. Il fallait que tout soit clair, surtout à cause du noir. Mais ils n’ont rien écouté, ils avaient la chance de ne pas en être à leur première fois. On n’écoute plus rien quand on croit tout savoir.
Les deux adversaires se séparèrent et gagnèrent, chacun, une rambarde du pont. Ils y grimpèrent avec des grâces de léopards. Le troisième, qui était resté sur les pavés, alluma une lampe torche et se planta au centre de la chaussée. Il fit clignoter la lumière deux ou trois fois pour que ceux d’en face se tiennent prêts à juger l’arrivée. Les deux types, en équilibre sur les rambardes s’accroupirent. Leurs muscles étaient tendus comme des cordes de violoncelle. Le trait de lumière fendait le pont en deux couloirs. Elle s’éteignit, c’était le signal. A partir de maintenant, ils ne pouvaient plus compter que sur eux-mêmes.
(A suivre).

3 commentaires:

Véronique a dit…

des funambules noctambules ?

chri a dit…

@Véronique: Presque...

Anonyme a dit…

Eux, je sais pas, mais toi, pour nous suspendre, du grand art ...

slev

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