25 août 2010

Le pris de la Bastide.

Pour l’instant, j’étais bel et bien perdu.
Je venais de m'offrir trois ou quatre tours de la ville… Enfin, ville, il fallait l’écrire vite. Plutôt le gros village, la bourgade ou le petit bourg. C’était quand même plus grand qu’un hameau mais plus riquiqui qu’une vraie cité avec ses banlieues moches.
En vrai, mais je ne l’ai su que dans un petit instant, c’était une bastide construite depuis le treizième siècle. Dire que dans toute l'Amérique du nord, ils nous embrasseraient les pieds pour en avoir des comme elle !
Il n’empêche que les plans novateurs du treizième avaient érigé autour du centre un boulevard périphérique et que je venais d’en faire trois fois le tour. J’étais perdu, égaré, paumé vous dis-je.
Comme j’avais quatre cent bornes dans le dos, que, malgré la clim, je baignais dans mon jus et que, même le sax enjoué de Sonny Rollins commençait à me casser les oreilles, j’ai aperçu un vieil homme assis sur un banc de pierre sous l’ombre noire d’un noyer. Il portait un large chapeau de paille tressé grossièrement, une chemisette à manches courtes, mal boutonnée, sur un marcel blanc, serré à une sèche maigreur. Il avait une canne, posée sur la pierre, à ses côtés. A un coin de ses lèvres, un mégot indéfinissable qui pouvait être là depuis plusieurs jours... J'ai arrêté de fumer, je ne l'allume plus mais j'ai du mal à me débarrasser de mes ennemis fidèles, aussi, je les garde! (Voilà ce qu'il m'en dira plus tard...) Et dans ses yeux clairs, un immense sourire quand je me suis approché. J’avais garé la bagnole à l’ombre des tilleuls de la place et je suis venu vers lui en marchant. Avant que je dise un mot, il m’a envoyé :
Vous vous entraînez ?
Surpris, j’ai dit : A quoi ? Alors, avec un accent de rocaille, des « r » plein la bouche il a continué : aux vingt quatre heures de Villeneuve, pardi ! Ça fait la troisième fois que vous me passez sous le nez ! Vous ne payez pas le kérosène, jeune homme ? Enfin, je dis jeune homme pour vous flatter parce que ça fait longtemps qu’elle vous a quitté  votre jeunesse ! Alors qu’est-ce que vous voulez savoir ? Té, asseyez vous donc, vous n’êtes pas pressé puisque vous avez tourné trois fois pour rien, vous avez bien une petite heure à perdre ?
Alors, comment va ce bon vieux Vaucluse ? Toujours si peu accueillant aux étrangers? (Il avait vu ma plaque, il lisait les journaux...)
Et voilà, je me suis assis, lui et moi on a parlé une belle heure comme les meilleurs amis du monde qu’on était devenu. Il m’a raconté son veuvage récent d’une femme volage, ses jours à se demander, parmi les mille mâles, en état de la bastide et des alentours, avec lequel elle avait... consommé. Il m’a dit aussi, qu’il ne lui en voulait plus depuis bien longtemps, qu’il pensait même qu’elle avait eu raison d’en profiter parce qu'une fois la grande vieillesse venue, en arriver à passer tous ses après midi d’été à l’ombre d’un noyer en attendant le soir, sans trop s’emmerder, il valait mieux avoir un bon paquet de souvenirs agréables à revivre, si tu vois ce que je veux dire. Oui, il me tutoyait depuis un bon moment déjà.
A un moment, comme le soir venait, j'ai fait un saut à l’épicerie du coin, il m’avait donné la combine et j’ai ramené une bouteille de Tariquet "Les Premières grives" que l’épicier a sorti du frigo et deux verres ballons... Il m'a dit qu'il ne buvait pas ce truc là que c'était une boisson pour la ville, trop sucrée. D'une poche, il  a sorti une flasque  en argent pleine d'armagnac et on a gentiment calmé la soif qui s’était pointée avec les paroles… Moi, "Les premières grives" ça m'allait bien...
Alors, il m’a raconté sa guerre. Celle de sa vie entière, enfin celle d'avec sa femme. Ils avaient passé soixante deux ans ensemble, en se fâchant mille fois et se réconciliant mille et une. De ce décompte, je n’enlève pas, m’a-t-il dit, les nuits passées à l’attendre, à  me faire du souci, à m’inquiéter pour elle, à craindre qu’il lui arrive du mal, à avoir peur qu'elle ne rentre pas… jamais plus d’une semaine, sinon ça ferait bien moins que soixante deux… Tu penses !
Ils n’avaient jamais eu d’enfant et c’était un des plus grands sujets de leurs disputes. Il en voulait un ou trois et elle non. Ça fait grossir le ventre et file des vergetures, disait-elle. Lui, disait: Ça donne un sens à notre existence. Elle, elle voulait plaire, par-dessus tout, juste plaire, mais beaucoup. C’était bien plus fort qu’elle, il l’avait compris très vite et il avait accepté le lourd prix à payer dès leurs premières rencontres. Et, tu ne me croiras peut-être pas, a-t-il un moment murmuré, mais je vais te dire comment elle est morte: Figure-toi, qu'elle a été renversée, un vingt quatre avril, par la micheline de huit heures, celle qui vient de Rodez, au passage à niveau de Sainte Catherine, en revenant de chez ... on n'a jamais su qui. Ça ne s'invente pas des choses pareilles! Ne dis rien s'il te plait... Les premiers mois  qui ont suivi sa disparition j'avais perdu vingt cinq kilos et toutes mes envies de tout. Et puis, la vie m'a rattrapé... Il m’a également raconté leurs existences de paysans, d’esclaves au grand air, celle de maintenant, avec ses six cent soixante euros de pension misérable, après cinquante années de cotisations de forçats, mais sans amertume, ni acrimonie. On s’habitue aussi à la misère, vois-tu. Moi, mes seuls luxes, c’étaient les ciels étoilés, les courses des chevreuils  au  petit matin ou l’éclat d’un geai dans le clair d'une haie et des tas d'autres, une grappe de noisettes attrapée à même l'arbre, un pot de confiture de prunes, fini aux doigts, le vol d'une caille dans les blés coupés et surtout, surtout... son retour… Et puis, la cloche de l’église a sonné sept heures. Il a juste dit : Alors qu’est-ce que tu voulais savoir, tout à l’heure ?
Je lui ai expliqué ce que je cherchais, il m’a indiqué le chemin et m’a convoqué pour le lendemain! Mais pourquoi moi ? J’ai dit bêtement... Il s’est mis à la réponse comme on s’attable devant une potée :
___Tu comprends, ce qui m’intéresse, moi, ce sont les gens, pas les maisons. Ici, les maisons,  les pierres, elles sont là depuis sept cent ans et, si tout va bien, elles seront encore là dans sept cent ans à peu près arrangées pareilles, mais les gens, eux, les gens… Ils passent si vite... Toi, tu écoutes bien et tu ne fais pas trop de bruit avec ta bouche. Tu ne parles pas beaucoup, ce qui est bien, ça t’évite de dire trop de conneries ! Demain, ici même heure. Je compte sur toi. Demain, c’est toi qui te racontes... Dites, j'ai fait avant de le quitter, tout à l'heure vous m'avez parlé du vingt quatre avril... Qu'a-t-il de spécial ce jour là? Ah petit! Tu me tues, tu m’assassines, tu me trucides! C'est la Saint Fidèle...
A demain. 
Alors, maintenant, je vous le demande, où seriez vous allé, vous, le lendemain, à l’heure bénie du Tariquet ?


Villeneuve d'Aveyron 028

22 commentaires:

remi.cottard a dit…

Tout juste excellent.

alice a dit…

Hummm, je me régale. Et tout ça, avec l'accent?

chri a dit…

@Rémi.cottard. Toi, je te serre!

@Alice: Ça fait mon plaisir! Oui cet accent de rocaille, vous savez? Qui chante un peu où les mots sont grommelés, ponctués... Enfin vous entendez quoi!

Anonyme a dit…

rognutjû ! mais gardez-les moi celles là !
marie

chri a dit…

@Marie: La prochaine, la prochaine! Celle qui va vous arriver ne sera pas ça!

Tilia a dit…

Où je serais allée, à l’heure du Tariquet ?

Vu ce que dit Alain Aviotte des Dernières Grives, je pense que j'aurais gardé la bouteille pour un tête à tête avec mon doux. Lui connaît ma vie, pas besoin de la lui raconter !

chri a dit…

@Tilia: Nous, c'était Les Premières grives...

Lautreje a dit…

S'il tonne en avril, prépare tes barils !
Et c'est du bon, ce cru là !

chri a dit…

@Lautreje: Merci à vous! Je sors un verre?

Tilia a dit…

Ah mais c'est bien sûr !
Les vieilles grives, ce sont les Premières donc les plus anciennes. Où avais-je la tête ?
Les Dernières sont justes tombées de la dernière vendange, je pense :
Premières Grives
"Entre grives et vendangeurs, lors des premiers frimas de la fin de l’automne, s’engage une partie de cache-cache dont l’ultime enjeu est la récolte des cépages tardifs."
Dernières Grives
"De ce raisin à surmaturité, disputé aux dernières grives, non encore cuisinées, est issu un vin tout à la fois riche et puissant, mais aussi très frais."

chri a dit…

@Tilia: En vrai, je m'étais gourré dans une première version mais c'était bien un "Les premières grives", j'ai vérifié ET regouté!
Les dernières en revanche ne doivent pas être mal du tout puisque vendanges tardives si j'ai bien compris... Bref, à votre santé!

chri a dit…

PS Et puis si ça se trouve, je n'ai même pas rencontré cet homme pour de vrai, je veux dire...

véronique a dit…

vous en avez de la chance de faire de telle rencontre Chriscot ... ou alors les provoquez vous ! parce que moi je suis certaine que c'est pour de vrai !
et comme tout le monde ici, je l'aime bien votre histoire

encore, encore, encore ..... encore !

chri a dit…

Heu... Véronique... heu... comment dire pour ne pas vous décevoir... heu... voyez vous il arrive parfois... heu... qu'on ne rencontre pas en vrai les gens heu... dont on parle...

chri a dit…

PS Merci pour les quatre "encore"!

véronique a dit…

c'est pas grave si c'est pas pour de faux...
pour moi l'effet est le même ! ce doit être çà le talent :o)

chri a dit…

@Véronique: C'est pas pour de faux, c'est pour de mots!
Je rouge de confuse...

amar a dit…

Chri, venez dire a Nathalie pour poster une autre photo de fete pour célébrer son anniversaire!

Après je retourne pour lire ton article.

Nathalie H.D. a dit…

Ah je vois qu'Amar fait de la retape pour qu'on participe ? Elle est terrible !

Ben moi j'étais pas venue pour ça mais pour lire mes petites nouvelles de l'été en retard. J'aime beaucoup ce nouvel arrivage, merci.

Ah, comment? Tout n'est pas vrai ici? Ce n'est pas une autobiographie? Alors il y a des gens qui écrivent des trucs qu'ils ont dans la tête? Ils brodent, ils inventent, ils détournent, ils dérivent? Et c'est ce que font les romanciers, les poètes, les rêveurs? Quelle belle chose...

chri a dit…

@Merci Nathalie: Pour Amar, l'avantage c'est qu'on fait ce qu'on sent!
Pour le reste... Ben oui il y en a qui font ça!
Merci...

Anonyme a dit…

Le lendemain ?
Si j'avais ta plume, je serais retourné sur ce banc vu que le mécano vient de me dire que la voiture n'est pas tout à fait prête, j'aurais regardé un moment ces deux moches moineaux en train de se disputer une miette de mon sandwich, et comme en plus le ciel tourne au gris, j'aurais commencé à me raconter l'histoire de deux tourtereaux, et qui finirait bien.
Mais comme de cette plume point, j'aurais ouvert mon minibookquicaptewifi et je serais allé voir sur chriscot si y aurait une chouette histoire en attendant.
Et j'aurais eu sacrément raison.

Slev

chri a dit…

A Slev: C'est pas très modeste mais je l'aime bien cette non rencontre!
Il y en a une autre (de non rencontre qui va paraitre aux states dans Swans (L'éprise de la Bastide...)

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