Le thème est la danse d'une vie.
Celle là, je ne l’avais pas vue arriver. Pourtant, je passais ma vie toujours sur mes gardes. A force d’y être, sur mes gardes, j’avais des plaques d’eczéma partout. C’était devenu tellement habituel de me méfier, c’était tellement une seconde nature, j'étais tellement obligé... En vrai, faire gaffe était une question de survie. C’est pas qu’on habitait à Gravelotte, mais dans le secteur, ça tombait pour un rien, pour un oui ou pour un non. Et vlan, voilà déjà trois bonnes raisons au moins. Quand y en avait pas, y en avait quand même. L’avait même pas besoin d’en inventer.
Ce soir là, j’avais traîné en route avant de rentrer, comme toujours, vous me direz, mais je vous jure que si vous aviez été à ma place vous n’auriez pas été pressé non plus. Un peu de calme avant la tempête, un peu de silence avant les cris, un peu de rien avant que ça tombe.
Saka et moi on avait pris notre temps en poussant des billes le long des caniveaux, en discutant le coup. Saka, je l’aimais bien, il habitait sur mon chemin pour rentrer de l’école, alors on rentrait ensemble en jouant aux billes. Une fois devant chez lui, on se rendait celles qu’on avait gagnées comme ça on pouvait continuer à jouer. Pas question qu’il y en ait un qui plume l’autre. Ce qui comptait c’est qu’on se soit bien amusé. Je me suis toujours demandé si chez lui c’était pareil. On en a jamais parlé ensemble mais je crois bien que oui. Après avoir laissé Saka, j’avais marché drôlement lentement pour finir le trajet. J’avais tout fait: A cloches pieds, j’avais marché en arrière, j’avais caressé le chien du 26 de la rue Cavell, Miss Cavell, dont je me suis longtemps demandé ce que cela voulait dire... Miss France, je voyais mais Miss Cavell? En tous les cas, je l’aimais bien celui-là. Quand on approchait il gueulait comme un branque et dès qu’on lui parlait il remuait la queue et bavouillait en souriant. Encore un qu'aimait qu'la tendresse. L’avait qu’un défaut il puait, mais il puait... Pire, l’odeur s’accrochait à vous comme de la bave de limace. On l’emmenait avec soi si on avait le malheur de fourrer la main dans ses poils sales. Et se la frotter à l’intérieur de la poche n’arrangeait pas les affaires. On puait le chien qui pue et puis c’est tout. Après, j’avais passé un bon moment devant la vitrine de la boulangerie du coin. J’avais un peu rêvé devant les colonnes de verre remplies de bonbons. Mais il m’avait fallu bouger. Cette fois, c’est sûr, en retard, je l'étais.
J’ai couru pour essayer de rattraper le temps perdu, j’ai couru tout le long de la rue. Je n’ai rien rattrapé du tout. J’ai poussé la grille du jardin qui était ouverte. Il était là, derrière, campé sur ses deux jambes comme la statue en fer du square. Il n’a pas dit un mot. Pas un seul. Il a juste montré sa montre avec un de ses gros doigts. Il avait l'air de d'habitude, le mauvais. Celui qui cogne, celui qui gueule. Celui qui fait pleuvoir des beignes. La première gifle m’est arrivée droit sur l’oreille. Pile dessus. Il y en a eu quelques unes après mais après trois, j’ai arrêté de compter. Je me retenais juste de crier. Qu'il n'ait pas ce plaisir là. Que maman n'entende pas ça, aussi. Un moment, ma tête a tapé contre un des piliers du portail. C’est là, enfin... J’ai entendu les docteurs dire que c’est là que j’ai subi le plus grave. En tous les cas, c’est là que j’ai perdu connaissance. Pour l’instant, ils ne savaient ni si je me réveillerais, ni quelles séquelles j’aurais.
Je les entendais mâchonner leurs mots dans un flou blanc. Je m’en fichais. Je n’avais plus mal. Nulle part.
Lui, j’avais entendu qu’il était en prison ou un truc comme ça... Les flics disaient qu'il ne soit pas mon père n'excusait rien. Qu'il allait prendre cher.
Jusqu'au plus profond de mon coma, ça m’avait fait sourire.
Je les entendais mâchonner leurs mots dans un flou blanc. Je m’en fichais. Je n’avais plus mal. Nulle part.
Lui, j’avais entendu qu’il était en prison ou un truc comme ça... Les flics disaient qu'il ne soit pas mon père n'excusait rien. Qu'il allait prendre cher.
Jusqu'au plus profond de mon coma, ça m’avait fait sourire.
Cette fois, c’était sûr, j’avais reçu la danse de ma vie…
14 commentaires:
Je me demandais si votre choix serait celui là ou une histoire de contre (danse) !
Terrible mais malheureusement vraie pour trop d'enfants. Le sordide face à l'innocence.
Ce texte fait mal, très mal.
@ M J'étais bien parti sur la contravention et puis c'est celui là qui m'est venu sous les doigts... Allez comprendre!
Sujet d'actualité avec le procès en cours à Versailles.
L'histoire du chien qui pue est moins dramatique, voire marrante, ça me rappelle le chien de mes beaux-parents qui avait un problème avec ses glandes annales. Quand l'odeur se faisait sentir, on lui disait sur un ton fortement irrité "Socrate, tu pues !". Alors Socrate se levait dignement et sortait de la pièce. Oui, ce brave vieux briard répondait au nom de Socrate et, en le voyant sortir stoïquement de la pièce, si on ne l'entendait pas soupirer on l'imaginait très bien haussant les épaules :)
@ Tilia: Vous avez raison! L'histoire du chien qui pue est moins triste! Ici, le chien fume!
Aïe, aïe, aïe !!!Décoiffant, "gifflant", comme dirait certain !!!!!
La trop grande liste des Poil de Carotte, Brasse Bouillon, Lebrac...
@ Des enfants tapés...
Et quelle danse!!! Texte terrible mais tellement vrai pour certains enfants ...
@ Brigitte: Oui, Un seul suffit!
On suit votre petit héros, on joue, on compte les billes, on respire la rue, on regarde le ciel, on caresse le chien.... Ou pas .... Et puis on courbe l'échine !
Bref, j'étais dans la peau de votre personnage, j'ai senti les coups ...
Votre histoire est dure mais gaie à la fois !
Et puis cette photo encore ( moi qui rêve d'un jour maîtriser les flous dits artistiques ),
Bref ! La tête nous tourne.. ( gifle ou pas )
@ Véronique: Juste merci...
On suit le personnage, on s'attend à quelque chose dès le début, le texte nous le dit, mais forcément, on est jamais bien préparé à recevoir des coups comme celui-là. Bravo, même si ça remue un peu beaucoup les tripes; ça me fait penser à quelqu'un, Tim Guénard, tu connais?
Bravo!
@ Terre indienne Merci des "gentillesses"! Je ne connais pas Tim Guénard, mais je vais aller voir.
Citation:
"Tim Guénard est âgé de 40 ans, marié, père de 4 enfants. Apiculteur et compagnon du tour de France, il habite dans le Sud-ouest de la France où il accueille avec sa femme des personnes en difficulté. A travers son autobiographie, il nous dévoile l'itinéraire d'un enfant perdu, et retrouvé. Ses mots ont la force de coups de poing, et l'écriture lapidaire délivre un message rempli d'espoir en la capacité d'amour et de pardon de tout homme, même du plus blessé.
Ma vie est aussi cabossée que mon visage. Mon nez, à lui seul, compte vingt-sept fractures. Vingt-trois proviennent de la boxe ; quatre, de mon père. Les coups les plus violents, je les ai reçus de celui qui aurait dû me prendre par la main et me dire " je t'aime ".
Il était iroquois. Quand ma mère l'a quitté, le poison de l'alcool l'a rendu fou. Il m'a battu à mort avant que la vie ne poursuive le jeu de massacre. J'ai survécu grâce à trois rêves : me faire renvoyer de la maison de correction où j'étais placé - un exploit jusqu'alors jamais accompli ; devenir chef de bande ; tuer mon père. Ces rêves, je les ai réalisés. Excepté le troisième. C'était à deux doigts... Durant des années, la flamme de la vengeance m'a fait vivre.
Dans la prison de ma haine, des personnes habitées par l'Amour m'ont visité et m'ont mis à genoux dans mon cour. C'est à ceux que notre société rejette, les cassés, les tordus, les handicapés, les " anormaux ", que je dois la vie. Et une formidable leçon d'amour. Je leur dédie ce livre. Ils m'ont permis de renaître."
@ Terre indienne: Merci à vous de cet extrait, j'avais trouvé les références et l'histoire du livre et surtout du bon homme!
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