17 octobre 2012

Lucie.


Elle habitait sur le trajet qu'ils empruntaient tous les jours.
Alors, plusieurs fois par semaine, ils passaient la voir, l'embrasser, parler un peu avec elle et voir si elle n'avait besoin de rien. Ils n'y venaient pas parce qu'ils étaient obligés, ils y venaient pour leur plaisir. Ce qu'elle ne voulait pas croire. Alors, toujours, à chaque fois, elle les mettait à la porte au bout d'une demi-heure en leur disant : « Allez, allez vous-en ! Vous avez d'autres choses à faire que venir perdre votre temps avec une vieille ! »
Bien sûr ils protestaient, évidemment, ils lui disaient sincèrement que si ils venaient c'était par égoïsme, mais ça, elle ne pouvait pas l'entendre. Et pas seulement parce qu'elle était sourde. Comme une jarre.
Dans tout le cours de sa vie, ce qui, vu son âge, commençait à faire long, elle avait appris à se réjouir de peu. Elle se serait contentée d'un coup de fil, d'un passage à la grille ou même d'une lettre, voire d'un télégramme. Alors une visite, vous pensez.
C'est ce qu'elle racontait aux pigeons qui venaient bouffer dans son jardin.
« Ils viennent perdre leur temps avec moi les jeunes, ils sont gentils mais ils ont bien mieux à faire. Ils ont leurs vies à mener et c'est pas rien, ça occupe, ils n'ont pas de temps à perdre, ils seront si vite vieux, eux aussi. »
Les visiteurs, eux, sonnaient et entraient, ils s'installaient sur des chaises dans la salle à manger et quelle que soit l'heure, elle plongeait dans le bas du buffet, elle y farfouillait quelques minutes et elle en ressortait comme un joueur de rugby d'une mêlée, une boite en métal dans les bras en guise de ballon. Elle la gardait contre elle comme un coffre de pirate, la posait à même la table, attrapait trois verres à Porto, sans vous demander votre avis y versait une rasade dans chaque et finissait en ouvrant sa boite, lentement comme si une musique divine allait s'en échapper. Dedans, il y avait une bande de biscuits secs. Oui mais des biscuits de chez Machin, le seul pâtissier sur cette terre de misère qui sache faire des biscuits un peu corrects. Même si les siens finissaient par sentir un peu l'humide et l'enfermé ils restaient malgré tout comestibles. Pour tout dire, le trait de Porto, quelle que soit l'heure, emportait l'affaire. En vrai, on ne venait ni pour boire, ni pour manger. On venait se réchauffer de sa chaleur à elle.
Dès qu'on débarquait, son homme, celui avec lequel elle avait passé sa vie, toute sa vie s'enfuyait en maugréant dans un recoin de la maison. Lui, il était bien moins aimable qu'elle. Il n'assistait à rien et trouvait que ces visites n'étaient qu'un dérangement. Tout juste s'il ne les foutait pas dehors. Eux, ils se fichaient pas mal de ses mauvaises humeurs puisque c'est elle qu'ils venaient embrasser. Lui, ils avaient renoncé à lui plaire. Avec lui, ils avaient renoncé à tout, du reste. Ils savaient quel genre d'homme c'était et s'ils ne lui voulaient pas du mal, ils ne lui souhaitaient aucun bien. Ainsi, la balance était équilibrée. Vient un moment où tout se paie et là où il en était c'est ce qui arrivait.
Elle qui n'était que racines, femme de terre, native d'une province perdue, le Béarn... Elle qui avait trimé toute son existence et plutôt deux fois qu'une puisqu'elle faisait deux métiers : infirmière la nuit et femme de ménage le jour, elle qui ne s'était jamais posée, encore moins reposée, lorsqu'elle s'asseyait cinq minutes, elle se passionnait pour les riches et les oisifs. Elle était abonnée à Point de vue Images du monde, la revue des têtes couronnées et des héritiers. Elle disait, pas dupe et vaguement moqueuse, dans un sourire à désarmer Attila et tous ses huns: En le lisant, j'ai des nouvelles de toute la famille...
Et, vrai qu'elle savait tout d'eux, leurs filiations, leurs mariages, leurs désamours, leurs drames, leurs lieux de résidence, leurs châteaux, les endroits où ils partaient en vacances, en week-ends, les bals auxquels ils assistaient, ceux qu'ils donnaient, les réceptions, les dates d'anniversaire des uns et des autres, leurs peines de coeur, leurs déboires conjugaux, leurs séparations, leurs divorces, les frasques de leurs enfants, tout... Tout, pour elle qui vivait dans un plus que modeste pavillon de banlieue et qui n'en bougeait jamais, elle savait tout et dans les moindres détails de la vie des nobles des Cours d'Europe.
S'ils voulaient vraiment lui faire plaisir, ils l'embarquaient en voiture pour une virée dans Paris... Quand elle avait fini par accepter, après des heures de négociation qui faisaient : Mais ne perdez pas votre temps avec une vieille comme moi, vous avez mieux à faire que de me promener... Ils passaient la chercher, elle était prête depuis bien longtemps et pomponnée. Belle comme un jour. Ils l'installaient à droite du chauffeur, elle tournait son visage vers l'extérieur et ouvrait ses grands yeux. Durant toute la balade, elle n'en perdait pas une miette. Ils lui faisaient faire un tour de Paris, ils l'emmenaient de préférence dans les quartiers où elle avait trimé, elle y revenait ainsi en visiteuse, en touriste, en vacancière et ça lui plaisait, infiniment.
Là pour l'instant, elle avait la tête dans le vague et un chat sur ses genoux.
Ses genoux étaient les préférés des chats. Dès qu'elle s'asseyait quelque part, si un greffier traînait dans le quartier vous pouviez parier qu'il finirait en rond ronronnant sur ses vieilles  jambes maigres...Et qu'elle ne bougerait plus un petit doigt. C'est ce qu'ils devaient aimer d'elle. Elle avait le temps de ne plus bouger.
Avec l'âge, ses dernières phalanges faisaient sécession, se barraient un peu dans tous les sens, son dos la courbait comme un judoka japonais au salut, depuis son attaque, son côté gauche l'était vraiment, elle se cognait un peu aux meubles en se déplaçant parce qu'elle voyait de moins en moins, mais son sourire... Son immense sourire bienveillant de femme douce, son généreux sourire de femme bonne...
Oui, Lucie, cette Lucie là était une sacrée bonne femme. Une de celles dont on dit qu'elles sont des femmes de peu... Femme de peu ? Femme de géant, oui !
Le porto descendu, ils l'embrassaient comme du pain frais et lui disaient : On repasse demain ! Invariablement, elle répondait : Mais non ne perdez pas votre temps avec une vieille, vous avez mieux à faire.
Ils n'avaient pas mieux à faire.
On ne devrait pas avoir mieux à faire. Jamais.



12 commentaires:

Brigitte a dit…

Et ils avaient raison de ne pas avoir mieux à faire ...Et quand bien même ils auraient eu à faire, ils passaient et c'était bien là l'essentiel. Prendre le temps c'est tellement important
Bises du jour

chri a dit…

@ Brigitte Merci à vous!

Tilia a dit…

Certainement pas une "femme de peu" (quelle vilaine expression !), votre Lucie était une brave femme. Oui brave, car il en faut de la bravoure pour exercer le métier d'infirmière et du courage, pour faire des ménages.
Brave et bonne, une femme de cœur qui, même en protestant un peu pour la forme, serait contente de lire ce bel hommage que vous lui rendez, Chri.
De plus, votre Lucie vient de m'éclairer sur l'utilité de toutes ces têtes couronnées qui vivent aux frais (de la princesse) du contribuable. Ces parasites sont des facteurs de rêve pour les pauvres gens.

chri a dit…

@ Tilia Oui, c'est exactement ça. Faire rêver!

Anonyme a dit…

Dis hé, on l'a déjà lu celui-là !
Marie

odile b. a dit…

Touchant !
Jeu parallèle de comportements... pudeur caractéristique qui traduit bien à la fois cet attachement, ce besoin réciproque, masqué mais vital, de tendresse, de reconnaissance et de partage inter générationnel, malgré les différences de préoccupations liées à chaque âge.
PS
Native du Béarn, Lucie ? comme Jeanne ??
"Lucie, Jeanne, Marie et les autres" >> du coup, je m'embrouille dans les liens généalogiques...

chri a dit…

@ Marie Oui, oui... m'a coupé la chique un peu la Thomas!

@ Odile Normal que vous vous mélangiez! Lucie est la grand mère de mon ex-femme qui était par " hasard" native d'un village tout voisin de la mienne à moi, Jeanne mariée à Henri. Et Tony l'était avec Marie.

odile b. a dit…

Je re-situe : Marie et Tony ; Jeanne (du Béarn) et Henri ; Lucie (du Béarn aussi) et les autres... C'est bien ça ?
Par contre, pour le coup de "la claque" - celle que vous avez appelée : "La danse d'une vie" (15 mai 2012) - je la relis et ne peux pas imaginer Jeanne à la main si dure, du moins pour ce coup, parce que vous parlez de "il", comme du Grand Pa... ? Mais bon, vous en avez peut-être reçu tellement plein, de claques :) que vous ne savez plus... :( Pourtant celle-là, elle était mémorable !!!...

M a dit…

Me semblait bien avoir déjà rencontré Lucie, mais le plaisir est toujours là !

chri a dit…

@ Odile Alors Marie et Tony c'était les fleurs, le cabanon, Antibes.
Henri et Jeanne, le Béarn et Paris.
Lucie Banlieue parisienne et Béarn.
La claque, sa main: fiction.
Une gifle, une fois, mémorable, Jeanne.

@ Merci M!

nathalie, avignon a dit…

Ah, il me semblait bien à moi aussi que j'avais déjà lu ce merveilleux portrait.
Toujours utile et doux de le relire. Une telle personne mérite bien plusieurs visites !

chri a dit…

@ Nathalie Merci à toi!

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