11 octobre 2012

Mon Tony.


Ce qu’on a pu s’engueuler tous les deux!
Pas un repas qui se termine gentiment, ça partait presque toujours en vrille. Il faut dire que quand il s’y mettait, il en disait des conneries. Et c’était presque toujours les mêmes. Il ne changeait ni les paroles ni la musique, il pensait en rond. En ronron. Quand ça lui prenait, il aboyait des trucs de vieux con. Je crois que c’est ce qui m’énervait le plus. Qu’à ces moments là, lui que j’admirais puisse dire autant de bêtises. On n’aime pas que les gens qu’on aime pensent comme des imbéciles. Ben avec lui, c’était exactement ça. Quand il entamait son couplet sur l’idée qu’il nous faudrait une bonne guerre, je montais au plafond dans la seconde.
___ Et c’est toi qui dis ça ! que je disais en m’étranglant à moitié. Toi qui a été prisonnier cinq ans c’est vraiment ce que tu me souhaites ? Mais j’ai rien à faire en Allemagne, moi ! Encore moins pendant cinq ans. Dis donc, Tony boy, pour dire un truc pareil c’est qu’elles ne t’ont pas été trop dures ces cinq années là, (heu ça, je le pensais mais je ne lui disais pas comme, vers la fin il était très sourd, je me permettais des familiarités, mais pas trop fort, non plus). C’est pas possible de dire un truc pareil à son petit fils de dix huit ans ! Comment tu peux lui souhaiter une guerre ? Tu as vu les photos non ? On t’a raconté ou pas ? Tu étais où, toi pendant la guerre ? Au chaud, dans une ferme ? M’étonne pas…
Les autres autour de la table essayaient alors de calmer le jeu : Ne parle pas comme ça à ton grand-père, tu veux ?
Non mais vous avez entendu ce qu’il me souhaite ? Ça ne vous choque pas ça ? Il faut que se soit moi qui la boucle ? Dites, quand même vous avez entendu ? Je préfère aller voir ailleurs, tiens. Je me levais et je sortais de table. On venait me calmer dans la cuisine et je retournais m’asseoir, alors on se mettait à parler du beau temps qui durait depuis quelques jours et de cette pluie qui décidément ne venait pas. Jusqu’à la prochaine engueulade qui ne manquait pas d’arriver le lendemain midi ou le soir même s’il était en forme.
A la faveur d’un fait d’hiver, en général un cambriolage ou une agression :
___ Quinze jours sous la tine voilà ce qu’ils méritent, sans boire ni manger, ils feront moins les malins quand ils seront morts de faim… Et c’était reparti pour un tour. Un peu excessif comme garçon. Et après la colère, la gueule... Moi qui suis toujours d'humeur égale, je n'ai jamais compris qu'on m'adresse cette phrase: tu es bien le petit fils de ton grand père... Du reste, il était mon parrain et j'ai son prénom à lui comme deuxième pour moi. Nous étions liés.
On finissait souvent les repas dans de grands silences gênés… Nous, c’était le dessert qu’on prenait à la grimace.
A part ça, il était magnifique le Tony. Beau comme un bandit sarde. Assez grand plutôt costaud, des cheveux ondulés, une peau mate et un air filou. Même que je me suis longtemps dit : Punaise si j’ai hérité de ses cheveux, ils vont me caresser la nuque un bon moment. J’ai déchanté quand j’ai compris que c’est de l’autre grand père dont j’avais hérité. Henri, dont le béret basque enfoncé jusqu’aux oreilles n’arrivait pas à cacher la chauvité… Le Tony, il était tiré à six épingles surtout quand il descendait en ville et toujours partant pour une vague embrouille. Rien de très grave, mais partant. Joueur, quoi. Les trois ou quatre fois qu’on a joué au poker, lui et moi, je n’ai jamais compris comment je me suis retrouvé avec des carrés d’as ou de roi de toute beauté… Sa manière à lui de me dire que je n’avais aucune chance. Quand il jouait à la coinchée, là c’était autre chose. Du sérieux du vital, devrais-je écrire. Même les mouches faisaient moins de bruit quand elles survolaient la salle. Juste avant ses éclats de voix tonitruants. L’erreur c’était TOUJOURS son partenaire qui la faisait. TOUJOURS ! Mais c'est aussi le seul homme, jusqu'à présent que j'ai connu capable de faire apparaître une banane de dessous son aisselle ou de derrière ma nuque... Ses arrières petits enfants peuvent témoigner.
Son impatience était connue dans toute la ville. Tout lui faisait frein. Le rouge des feux, la présence des autres devant lui dans une queue, sur un parking où jamais on ne lui laissait une place, à lui, dans les salles d'attente, quel horrible endroit... C'est qu'il avait déminé son terrain à l'explosif l'Antoine alors il ferait beau voir qu'on le fasse attendre... Ce qu'il avait dû endurer à devoir patienter cinq longues années avant de rentrer chez lui...
En sudiste, de vers Gènes ou par là, il avait tendance à un peu tout prendre dans les grandes largeurs, à exagérer un poil les choses. Je me souviens que lorsque le toubib l'a mis au régime, qu'il lui a dit de ne manger que steack grillé et riz, il s'en enfilait trois d'entrecôtes mais matin, midi et soir et le riz, il l'achetait par sacs de cinquante kilos. Je respecte le régime, il a pas précisé les quantités... C'est vous dire...
En bel homme du Sud, il adorait les voitures et je suis si vieux que je lui ai connu des tractions avant noires comme dans les films de collabos ou de résistants, où, derrière, tu pouvais allonger tes jambes sans toucher au siège de devant où le plancher était souple et épais comme une moquette de Bettancourt. Il a eu aussi une petite Renault 8 mais Gordini, d’un bleu aussi vif que ses accélérations, il a également pris le volant d’une une petite MG d’un joli vert et puis celui d’une Opel Manta toute en courbes arrondies. Ila également eu une deux chevaux camionnette mais là c’était pour livrer ses salades. Enfin, il était pas comme certains, fixé sur un constructeur, il faisait travailler tout le monde de l’automobile ou alors il avait eu à chaque fois une combine pour la payer moins cher mais ça je ne l’ai jamais su.
Quand il partait en ville avec son petit blouson, sa jolie chevelure ondulée vaguement grisée et domptée par l’eau de Cologne dans sa petite MG, le roi n’était pas son cousin au Tonio…
Mais lui, sa vraie vie, c’était les boules et tout ce qui va avec. Les collègues partenaires, les adversaires et lors des concours, les parties acharnées où on joue sa peau. Il ne touchait pas aux boules des parisiens, pas à ces petites qui tiennent dans le creux des mains, qui ne pèsent rien et où pointer est une chance. Il ne jouait pas à ce jeu qui empêche de sortir les pieds du cercle, où on peut jouer partout et donc n’importe où. Ce qui donne vite n’importe quoi. Non, lui jouait au cadre, à la lyonnaise, à la longue avec de vraies boules lourdes, sur un terrain conforme, préparé, réglementé. Lui pratiquait un sport d’aristocrates, pas un divertissement de prolétaires, lui c’était du sérieux pas une affaire de  pébrons. Au cadre on ne tirait pas à la raspaillette, Mossieur au tirait au fer. Lui, c’était la rigueur et pas l’à peu près. Lui jouait à la ligue un des boules. Il a même été un temps Président de club. Le BCA si vous voulez savoir. Le Boucin club d’Antibes. Ah voyez que c’était pas seulement pour s’amuser. Tout au long de ses années de pratique, il était tireur, il a  fait équipe avec son employé, Jeannot qui travaillait au cabanon et qui n’est jamais devenu son ami. Il faisaient la paire, sans doute parce que c’était le seul qui acceptait de se faire engueuler comme un mulet pourri tous les dimanches. Il avait compris le truc, il le laissait faire son numéro. Quand il lui arrivait d’en manquer une, on entendait un : Bordille de boule ! Je suis encatané moi ! tressé entre ses dents tout en rage contenue, les deux poings serrés tendus vers le Ciel coupable d’abandon.  Quand la saison des concours avait débuté, bien qu’ils aient travaillé ensemble toute la semaine à cueillir des fleurs les mettre en bottes et les vendre à la criée, ils partaient tous les deux assez tôt le dimanche matin et ne réapparaissaient que le soir. Et les jours de concours, il ne fallait pas lui proposer autre chose. Dimanche j’ai un concours, était le code pour dire : Vous, vous faites ce que vous voulez, mais moi, les gars, je n'en serai pas.
Et dans le fond ça contentait tout le monde, ça faisait, aussi, des vacances à ceux qui ne jouaient pas.
Va aux boules, vaï Tony, on t’en privera pas, vaï… Voilà ce qui se disait dans le coin, le samedi soir.
Tony était gaucher. Il a arrêté de tirer la mort dans l’âme et le bras après une saleté d’AVC qui lui a paralysé le côté gauche. S’il avait été droitier peut-être qu'il aurait continué à jouer.
Très peu de temps après son attaque, j’étais allé le voir à l’hôpital.
Je n’avais plus rien vu du bel homme qui prenait grand soin de lui. J’avais trouvé un vieillard édenté, mal rasé, mal coiffé, apeuré, à poil dans le lit blanc, le regard perdu, l’œil gauche injecté de sang. J’avais très mal supporté. Alors, j’étais descendu à l’accueil. J’avais acheté un rasoir jetable, une bombe de mousse, un peigne et un flacon d’eau de Cologne.
Puis, de retour dans la chambre, je l’avais relevé dans son lit, j'avais barbouillé de mousse ses deux joues creusées et je l’avais rasé. Ensuite, je l’avais peigné, aspergé d’eau de Cologne.  À la fin, je lui avais tendu le verre avec le dentier dedans et je lui avais collé une glace sous les yeux. En deux minutes, il était redevenu celui que je connaissais et avec qui je pouvais alors m’engueuler sur les grandeurs et les misères du travail des infirmières dans l’hôpital public... Mais non, elles ne sont pas là pour t'emmerder, elles sont là pour t'aider, au contraire et elles font leur boulot du mieux qu'elles peuvent... Ce qui m'a le plus surpris, ce jour là, c'est qu'il me laisse faire. Ou bien il était vraiment fatigué ou bien il avait compris que je voulais le faire revenir parmi nous.
Il a foutu le camp un vingt trois décembre, à deux jours de Noël. Tony, On ne te remercie pas pour le réveillon de cette année là... mais tu sais, même si ça te pesait un peu, on aurait préféré que tu restes manger avec nous... Et même pour l’éternité il n’a pas su attendre. Il avait tout préparé. Il s'était fendu d'une jolie pierre, il y avait fait graver les noms dessus et, bien avant que ça ne lui arrive, il venait la voir en passant par là, pour s'y voir. Pressé d’y être ? Je l'imagine assez bien, allongé dans sa boite, trépignant, se demandant: Quand c'est que ça s'arrête? Pressé d'en sortir.

Je me suis souvent demandé d'où elle lui venait sa rougne à part de Gènes d'où lui venait et puis j'ai peut-être trouvé: Et si c'était les cinq années qu'il avait passé là-bas, dans le fin fond de la campagne allemande à travailler une terre qui n'était pas la sienne, sous une pluie qu'il ne connaissait guère. Il y a de quoi l'être un peu colère...
Il a tellement été en rogne toute sa vie, je me suis tellement enguirlandé avec lui que, maintenant, ses boules, celles des concours, les officielles, elles trônent dans mon salon, posées dans une assiette... afghane, ah ah…

Et j'y pose une main dessus quand je passe près d'elles, comme  avec la chouette de Dijon, comme avec une mezzouzah, un oeil d'Horus, pour m’endurcir un peu, si je  sens que je vais déborder d'un trop plein de molesse…


12 commentaires:

Anonyme a dit…

encore un pôvre couillon...
Marie.

M a dit…

Un peu comme chez Marie pour la tendresse et le sourire et pour retrouver Jeanne, Lucie, Henri (si je me souviens bien ?)Haut en couleur Tony ! Et donc la propension à se mettre en rougne...

chri a dit…

@ Marie C'est le bordille qui m'a fait sourire. J'ai longtemps pensé que c'était le mot le plus horrible de toute la langue française! Pourtant avec son "ille" de gentille fille il pèse moins lourd! Mais traiter quelqu'un de bordille oula!

@M Avec Tony c'était Marie et Jeanne avec Henri...
C'était un homme en colère...

Anonyme a dit…

Une vérité humaine paradoxale que je partage : on est plus exigeant avec ceux qu'on aime . Les autres on ne les fréquente pas.
Malheureux celui qui ne s'est jamais disputé avec son ami! Il ne l'aimait pas assez.
Il me semble que j'ai déjà entendu parler de ce Tony.

Filo et jojo,chien et chat bienheureux amis.

Anonyme a dit…

boh non, moi j'aime bien bordille. surtout dans "chien bordille". c'est sûr que je l'aurais pas dit à ma grand mère, elle m'aurait fiché un coup de pied DEDANS le cul, et avec les chaussures pointues en prime.
Marie.

chri a dit…

@ Marie Je l'aime bien aussi mais il avait une charge incroyable, avant que je ne le connaisse mieux! C'était LA insulte suprême!

odile b. a dit…

Alors c'était donc lui, l'Antoine, "votre Tony", ce grand-père qui, sans crier gare, avait balancé son petit-fils dans la piscine ?... le même qui lui avait, aussi, balancé un jour une énorme claque ("la danse de ma vie") ?...
Plein de raisons de ne pas l'oublier !!!
J'imagine ce qui a pu se passer dans sa tête, au fond de lui, quand ce même grand petit-fils l'a fait tout beau, sur son lit d'hôpital... ;-)
Je comprends, aussi, que ces deux boules (pas "molles", celles-là !) soient comme une piqûre de rappel...

chri a dit…

@ Odile Ah non, ce n'est pas lui pour la flotte! C'était l'autre. Et pour la claque c'était ni l'un ni l'autre! La seule que j'ai reçue elle est venue de Jeanne, je lui avait mal parlé et elle a eu raison!
Mais pour les boules oui, c'est lui.

Tilia a dit…

Le temps travaille en faveur des gens qu’on aime et qui se comportent comme des imbéciles. On finit toujours par leur pardonner.

odile b. a dit…

Sorry pour les confusions, Chri !
Une, ou plutôt "des" histoires qui pourraient bien faire l’objet d’un premier recueil :
"Marie, Antoine, Jeanne, Henri et les autres…" - Tome 1
Un travail de mémoire tout à fait indiqué, pour Opa… ;-)

chri a dit…

@ Odile Un premier recueil? C'est bien, recueil...

Anonyme a dit…


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