Sans mentir, ça faisait bien trois ou quatre
heures qu’il n’avait pas envoyé un seul regard dans le rétroviseur. Et pour
cause, il n’y avait rien à voir. Il en était à se demander si après son
passage, il y avait encore une route derrière ou bien si elle s’évanouissait au
fur et à mesure qu’il avançait, si sa bagnole n’était pas devenue une grosse
gomme blanche.
Il n’avait doublé personne depuis belle lurette
et pour tout dire, il commençait à imaginer qu’on l’avait construite pour lui
cette autoroute, ou plutôt qu’on la déroulait devant lui comme un immense tapis
gris.
De temps à autre, il posait le pied gauche à côté du volant ou laissait pendre un bras à l’extérieur pour jouer avec le
vent comme une danseuse exténuée.
Du poste un vieux noir à lunettes caressait un
piano en rauquant d’une voix de pierre fracassée qu’il était seul au monde et
que « Dieu qu’il est dur de su-urvivre à ton départ su- u-rtout le soi-oir
venu-u, dur que c’est du-ur oh oh-yeah »....
Enfin bon, il entassait gentiment des
kilomètres en faisant du Sud...
A part le noir qui chantait et la fumée bleue
de blonde qui flottait doucettement dans l’habitacle avant de mettre
nerveusement les bouts par la fenêtre ouverte, il n’y avait guère que lui de
vivant dans le secteur. Avachi sur le siège du passager, un sac de voyage qui
avait fait du chemin et dans lequel on aurait trouvé qu’une brosse à dents
rouge, un bouquet de Staedler Noris 2 noir et jaune et une rame de mille
feuilles de 180 grammes. Et trois taille crayons gris.
Avec tout le mal que c’était donné le jour pour
le faire crever de chaud, ce dont il était fier était de se sentir encore un
peu en vie. Il le savait à quelques riens mais il ne se connaissait pas si mal
finalement. Et même si la sensation d’être vivant passait par une pointe
d’acier dans le bas du dos, il acceptait ça très bien. Il croyait que ce sont
parfois les pires souffrances qui maintiennent à flot. Au moins on a un
adversaire de taille... Après on avait qu’à s’arranger pour la taille des
cicatrices.
Grâce ou à cause de cette lance vrillée dans
les vertèbres du bas, il mettait un point d’honneur à ne pas relâcher la pédale
de droite et à longer le gris des barrières.
Loin devant, le soleil avait fini par se
décider à s’allonger. Le soleil préparait tendrement la terre à sa disparition
en la recouvrant d’un léger voile rosé. Le ciel se saupoudrait de cumulus
cotonneux comme s’il tapotait des oreillers célestes.
Depuis le départ, il avait vidé deux trois maxi
d’eau minérale et malgré ça, il n’avait aucune envie de pisser...
De là à penser qu’il n’avait plus envie de
grand-chose, il ne lui a fallu qu’une centaine de mètres. Le rouge du ciel
commençait à s’accrocher au capot de la bagnole, et, derrière le noir grimpait
désormais sur le coffre et n’allait pas tarder à s’attaquer à la vitre. Bientôt
il lui faudrait allumer les phares.
Malgré ces détails, une question le taraudait
depuis le départ. Et c’était la seule vraie question qui se posait à cet
instant : Par quoi commencer ? Il se l’était posée plusieurs fois
déjà évidemment elle était encore restée sans réponse. Il avait bien pensé
à : « Ca a débuté comme ça » mais c’était déjà pris...Le reste
du temps il avait traversé des paysages qui étaient restés silencieux bien qu’il
les connaisse par cœur. Il était tant passé par là qu’il aurait pu faire la
route en braille. Et puis le début est venu, d’un coup, d’on ne sait où, il n’a
pas cherché à savoir, il a juste pensé : « Sans mentir, ça faisait bien trois ou
quatre heures qu’il n’avait pas envoyé un seul regard dans le
rétroviseur... » Apaisé, ça l’a apaisé. Il tenait enfin un bout de la
bobine à tirer...
Comme c’est la plus grande force des chanceux
que de ne jamais la pousser trop loin, comme il tenait le plus possible à
rester maître de la situation, comme une fourmilière lui attaquait maintenant
les DEUX jambes, il a décidé de prendre la première sortie pour refaire le
plein de souplesse, d’essence et d’eau.
Juste avant la sortie, un pont. C’est là qu’il
l’a vue. Elle était assise, un pouce levé contre la pile du milieu, entre les
deux voies. Peut-être qu’elle faisait du stop dans les deux sens ? Elle a
du se lever à l’approche de la voiture parce que dans le noir naissant, il a
seulement entre aperçu sa veste blanche qui s’agitait. Il a freiné et s’est
arrêté un peu plus loin comme il avait commencé à ralentir pour sortir tout
s’est passé sans encombre. Il s’est rangé sur le côté et il a attendu qu’elle
s’amène en pensant qu’elle pourrait marcher un peu plus vite, montrer un poil
plus d’enthousiasme... Elle marchait comme une a qui le monde appartient. Il l’a
vu dans le rétro. Aucun hurluberlu à cheveux longs n’a surgi de dessous le
pont... Elle était seule. Elle n’avait aucun sac, pas même un de ces petits
trucs en toile bourrés de choses absolument indispensables. Il l’a fixée
bizarrement quand il a vu comment elle était habillée...
Une jupe châtaigne aussi courte qu’un col
roulé, un tee-shirt moulant vert amande sans manche tenu par deux fines
bretelles, des talons haut de la même amande et sa veste blanche sur
l’épaule... Trois bons points.
Il lui a tout repris quand elle est montée et
s’est assise à l’ARRIERE de la bagnole.
Elle a jeté :
___Vas pas te figurer que c’est autre chose que
ta voiture qui m’intéresse...
___Bonjour, c’est une prise d’otage ? Il a
demandé, pincé...
S’en est suivi des enclumes plombées de
silences. Mais ça n’avait rien d’un silence serein. Il était vicié, tendu voire
agressif.
Alors pour que les choses bougent, il a fait
hurler ses pneus. En prenant la bretelle vers la station service, il s’est
vengé :
N’allez pas vous figurer que je vous fais le
coup du réservoir vide...Il EST vide.
Ce n’est que pour faire le plein que je
m’arrête.
Il n’a pas jeté un œil vers l’arrière, mais il
a clairement entendu : »Et tu vas me faire le coup du
café ? »
Il était une fois de plus, une fois encore
battu, archi-battu, écrabouillé à coutures plates.
Il a rempli le réservoir, et, en passant le
long de la voiture, il a vu qu’elle avait d’aussi beaux genoux que ses yeux
même s’ils n’étaient pas verts.
Ah oui, elle était brune aussi. Il a payé et il
est remonté dans l’engin qu’il est venu garer près du bar inondé des la lumière
crue de néons virulents. En coupant le contact, il lui a dit qu’il allait boire
un café, se passer de l’eau sur la figure et peut-être manger un morceau, lui.
Bon je t’attends là, elle a dit.
Sûrement pas, vous êtes du genre à vous barrer
avec la bagnole. Désolé mais j’ai plus besoin d’elle que de vous. Alors, ça, il
l’a dit méchamment, exprès.
Vous descendez, je ferme et vous n’êtes pas
obligée de venir.
Encore heureux que je ne sois obligée de rien,
par toi...De toutes façons, je boirais bien un café, moi... Elle est sortie et
l’a plantée là sans même fermer la porte...
Ils filaient l’entente parfaite, elle et lui,
un vrai petit couple...Elle est entrée dans le self sale et s’est approchée du
comptoir.
Elle s’est hissée au plus haut d’un tabouret,
sa courte jupe en a profité pour faire un tour au sommet de ses jambes longues
et fines, les types présents en ont manqué de lâcher leurs bières, les néons se
sont mis à danser la polka et on a même entendu un coyote s’approcher de la
station service en hurlant à la mort.
En se dirigeant vers les toilettes, il a
pensé : « Les gars, cette fille je vous la laisse, comme cadeau vous
allez être servis. En toxiques, elle s’y connaît la demoiselle...Comme je suis
content que la jauge soit dans le rouge !!! »
Il l’a entendu commander deux cafés dont un
serré et un verre d’eau...Il a foncé se passer le visage sous l’eau et c’est
presque à quatre pattes qu’il a rejoint sa voiture.
En se glissant comme un boa entre les gondoles
de biscuits secs, de tablettes de chocolats, les bouteilles de jus de fruits,
en contournant les étagères de bouquins il a réussi à ne pas se faire voir.
Il a ouvert sa portière et, sans la claquer il
l’a refermée. De là où il était, il voyait les courbes magnifiques de son dos
et de ses jambes croisées posés sur le tabouret comme un violoncelle de concert
et le regard fiévreux du serveur fiché en elle comme un lance magique. Il a
desserré le frein à main et s’est laissé glisser le long du parking. Plus loin,
à distance raisonnable, il a remis le moteur en marche et a accéléré très vite
pour rejoindre le Calme. Bien sur qu’il aurait préféré traverser la salle et à
sa hauteur jeter un billet sur le comptoir pour les cafés et lancer :
« Notre histoire s’arrête là, Gardez la monnaie... » puis lui
tourner le dos, la tête haute à ce baril de poison incandescent. Mais fait-on
toujours ce qu’on aimerait faire ? Ca se saurait.
Pour l’heure il se sentait comme rescapé d’un
tremblement de cœur. Un peu honteux d’avoir mis les voiles en douce. Heureux
d’avoir échappé à La Belle.
Il avait déjà croisé ce genre de tornade
capable de mettre votre vie en charpie, d’un mot d’un geste de la main dans ses
cheveux, d’un sourire appuyé ou d’un regard en coin. Un beau matin elle vous
laissait à genoux au plein milieu de nulle part, une boite de mouchoirs
jetables entre les mains et quelques souvenirs merveilleux quand elle était
généreuse. La plupart du temps elles embarquaient même les souvenirs.
Et une bonne partie de votre âme en plus. A
celle du bar, il n’avait rien laissé. Il l’avait seulement avancé de quelques
pas vers le malheur d’un autre. Chacun sa croix.
Quitte à s’en mordre l’avant bras, la survie
impose des sacrifices et pour quelques heures, quelques jours voire quelques
mois de bonheur, si on peut s’éviter des années de malheur autant, parfois
renoncer d’avance. Si tu sens la querelle poindre cède...
Il y en avait des milliers sur terre à préférer
le malheur, on y a ses marques, on peut s’en repaître, on sait à qui s’en
prendre. Pas lui, pas cette fois, il avait trop à faire.
Mais par quel bout l’attraper ce foutu
livre ? Comment s’y prendre Bon Sang ?
Un moment il avait songé à attaquer d’abord la
fin. « Alors, avant de quitter cette ville encore vide l’homme fatigué a
demandé un troisième café... » Voilà une belle phrase de fin.
Il avait le début et la fin mais l’important c’est
ce qui se passe entre... Comme pour la vie, quoi.
En fait ce gentil intermède et les tourments
aux quels il avait échappé l’avait revigoré. C’est un homme presque neuf qui a
repris route. Il s’est enfoncé de plus belle dans le noir maintenant profond de
cette nuit bien avancée.
Il y avait toujours autant de monde sur ce
foutu trajet. Au lieu de le décourager, ça lui donnait une preuve, certes
ténue, d’être sur une voie qui vaille.
Le Monde s’était concentré dans le faisceau
blanc des phares et son avenir ressemblait à ça. Clair dans l’axe flou sur les
bords. Une situation courante, en somme. Comme vers le matin il en a eu plus
que marre d’avaler du gris, il a viré dès la première échappatoire, il a stoppé
devant une grille qui servait aux véhicules d’intervention et ça ne l’a pas
démonté. Tout le monde a une pince coupante dans son coffre et peu de cadenas
leur résistent. Lui en avait une. Le cadenas n’a pas soufflé mot. La grille
ouverte, il s’est retrouvé sur une route étroite bordée de taillis touffus. Le
frais du lever l’avait saisi quand il est sorti et c’est avec la musique et le
chauffage à fond qu’il a négocié les virages. Il roulait dans la nuit noire
comme dans un boyau de baleine. Après deux bonnes heures, il est entré dans une
banlieue encore éteinte étouffée par la nuit. En avançant, il ne fut pas
certain que dans un endroit pareil le jour se lèverait. Et pourtant quelques
signes montraient qu’il commençait à poindre. Un clair caressait déjà les
franges des tuiles des toits. La place de la gare sur laquelle il venait
d’échouer tremblotait à peine sous les allées venues d’ombres ensommeillées.
Et maintenant ? Il avait croisé une vie,
il avait fichu le camp avant de savoir, qu’allait-il en faire ?
Qu’allait–il en tirer, de bon? Est-ce que ça allait venir ? Oui ou
non ? Il est sorti d’un nuage bleu, il a marché un peu sur la place,
autant pour se dégourdir la cervelle que les jambes et les reins. Il y a jeté
quelques mégots largement fumables.
Mais en rond, il a tourné en rond.
Il attendait un signe, il attendait qu’une
colonne étincelante de lumière divine descende droit du ciel s’éclaircissant et
l’illumine d’une infinie clarté, mais rien, il ne s’est rien passé de neuf.
On a parfois le tort de tout attendre, d’ailleurs.
On se trompe lourdement, c’est EN nous que naît la lumière. Et rien qu’en nous.
Il n’y en a pas d’autre, il vaut mieux le savoir.
Comme le café de la place venait de s’ouvrir,
il y est entré. Il s’est assis dans le fond après avoir attrapé le journal. Les
nouvelles étaient comme celles d’hier et du jour d’avant, mauvaises.
Il avait fini de le lire après le deuxième
café. Il prenait son temps comme les chanteurs d’opéra avent de mourir, un
dernier sursaut avant le renoncement, mais il savait que cette fois il était
parti pour rien. Partie remise. L’important c’est d’essayer, c’est de se mettre
en route, d’être en mouvement. Le jour débarquant de derrière un immeuble a
tapé à la baie vitrée. Une douce chaleur l’a envahi.
Il savait qu’il allait dessiner un demi-tour
poussiéreux et tourner le dos au soleil fanfaronnant sur la ville s’éveillant.
Voilà, il était parti pour écrire un livre et ça se terminait en eau de
nouvelle dans la poussière grise et légère d’une place de gare de banlieue
déserte.
L’important c’est d’essayer, se disait–il pour
se réconcilier avec lui-même.
Il se dirait que s’il essayait de vivre les
histoires d’amour au lieu de les fuir peut-être aurait-il une chance de faire
plus long...
6 commentaires:
J'ai beau essayer, je n'arrive pas à visualiser "il posait le pied gauche sur la boîte à gants". Par contre, j'imagine bien tout le reste.
Un réflexe salvateur, qu'il a eu, votre conducteur acrobate :)
@ Tilia Comme vous aviez raison!
"Il avait le début et la fin mais l’important c’est ce qui se passe entre... Comme pour la vie, quoi. "
Avec la nuance que, pour la vie, on n'en connaît même pas les deux bouts de la bobine, ni, bien souvent, comment ça se déroule et qu'il faut pourtant se la tricoter d'un bout à l'autre... Se la jouer serrée, parfois, pour que ça ne parte pas en charpie, à cause de quelques mailles ou lisières molles... parce que la vie aussi, elle est souvent... "claire dans l’axe et floue sur les bords"... et parce que chacun le sait aussi : la lumière, "c'est en soi qu'il faut la chercher"...
Les phares et les balises, ça peut servir quand même, c'est indispensable pour rouler, quand il fait trop noir et surtout à l'heure traîtresse, "entre chien et loup".
Elle était longue, la route, mais pourquoi rouler comme un fou, sans regarder dans le rétro, et dangereusement, avec des fourmis dans les deux pieds, le gauche sur... la boîte à gants !!!!!!...... ??????...... :D
Une chose me rassure : même si la route semble se gommer derrière lui, le gars est encore capable de se régaler aux nuances d'un coucher se soleil... ça, c'est plutôt bon signe : une incitation à se poser ou, au moins, à lever le pied de l'accélérateur... et... sans, pour autant, se "faire avoir" facile... ;-)
"Ce qui se passe entre la vie quoi" mais le chemin est parfois bien tortueux et conduire avec le pied sur la boîte à gants pas facile et même dangereux !!!
J'aime bien aussi ta phrase :il faut chercher la lumière en soi" ,parce que c'est tellement vrai .
Et puis le gars comme il regarde aussi autour de lui, il va peut-être la trouver son histoire à raconter ... un jour ....
Bonne soirée Chri et belle semaine
Eh oui, on en revient au sujet mon cher Chri : la nouvelle plutôt que le roman, source de reproches rapides de la part d'une lectrice salariée et néanmoins sale à crier. N'écrivez-vous des nouvelles que parce que vous écrivez des histoires qui se finissent avant d'avoir vraiment commencé ? Voilà un sujet psycho-romanesque intéressant : la problèmatique intérieure de l'auteur et ses effets sur sa production littéraire.
Mon avis bien sûr est qu'il serait bien bête de méconnaître la force et l'intensité de ce qui fait une nouvelle. Les personnages sont là, féroces, et on s'attache à eux très vite. Quand le rideau tombe, on a eu notre histoire et pour moi, ça marche.
@ Merci Nathalie! Peut-être que je n'arrive pas à tenir sur la durée? Peut-être que pour tenir sur la durée il faut y "consacrer" tout son temps? Ne faire que ça? Ne penser qu'à ça?
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