11 juin 2014

Celui du soir.

La plupart du temps, à partir du début Juin, c'est surtout vers le soir qu'on le prenait.
Et si, le jour, on l’avait passé comme dans une étuve ou un fumoir à saumons, c’était encore mieux. Plus les vêtements nous avaient collé à la peau, mieux c’était. Plus le chaud avait pesé sur les épaules et les nuques, meilleur c’était. J’avais mon coin. Loin de celui de la majorité des autres. Il se méritait. J’y arrivais souvent quand quelques uns s’en allaient, cuits et recuits comme des spéculos oubliés au four. Rouges et rerouges, cramés  comme des aras confits.
Avant de la voir, on entendait déjà sa puissance silencieuse. C’est que le courant était encore musclé à cet endroit. Nous n’étions qu’à quelques kilomètres de la source, enfin de la résurgence. À partir de là-haut, ça poussait fort derrière puisque la flotte déboulait de toutes les montagnes au-dessus. 
Une fois sur la rive, le rituel était toujours le même. D’abord s'en mettre plein les yeux en admirant sa transparence, les beautés fugitives des éclats de lumière, le vert ondoyant des grandes algues balayé par le courant, les flèches furtives des grandes truites cachées sous les algues, un vol électrique de martin-pêcheur filant au ras de l’eau, les sautillements énervés des libellules bleu sombre, les approches bruyantes et rasantes des martinets venant boire becs ouverts, les tourbillons parfaits et changeants au cœur profond de la rivière, les couleurs variantes selon les fonds, clair pour le sable, noir pour les pierres, vert pour les verts des herbes…
A cet endroit, le flux, baissant avec l’avancée dans les saisons, avait laissé en plein mitan du lit de la sorgue, une virgule de pierres devenues blanches une fois séchées. Et cette virgule faisait comme une île. Une île en long d'une bonne douzaine de pas, unique, souvent déserte mais sans palmier.
On pouvait y accéder à pied mais il fallait alors  traverser un avant-bras de rivière et donc se mettre à l’eau. Avec la profondeur à cet endroit, on  avait de l’eau jusque sous les aisselles, pour les plus petits. C’est là qu’il fallait se lancer. Posé le premier pied sur le fond sablonneux, une escouade de je ne sais quoi surgie d’on ne sait où venait s’agripper à votre mollet et s’appliquait à vous le mordre avec ardeur. Il fallait laisser faire, attendre, patienter, serrer les dents, se retenir de hurler, ne pas jouer les hérons,  ils allaient se lasser. Cela passerait. Et cela passait. On pouvait alors poser l’autre et recommencer l’attente. Et puis, après un certain temps, le corps s’habituait et ce qui était impossible devenait envisageable. Alors, on allait poser le pied sur l’île et s’y allonger. Là on s’y trouvait comme du fromage blanc sur une  tranche de pain de campagne grillée: Au bon endroit. Seulement, si au début tout va bien, peu à peu, ça se gâte. Il fallait vite se tremper à cause de la chaleur. Entier, d'un coup, d’un seul. Et là, là un mélange bizarre : morsures et bien–être. Morsures agressives et bien-être total. Il y avait fort à parier que dans les beaux quartiers de la capitale, certains seraient prêts à dépenser des fortunes pour un tel traitement. Pour peu qu'une vague chanteuse à la mode s'y adonne, le fasse savoir sur instagram (on n'en perd pas une miette...), qu'ils soient accueillis par un gourou en toge de lin et soie blanche de chez Armani, tout juste sorti d'un ãshram bio dans la Creuse et qui, entre parenthèses, aurait, en son temps, initié John Lennon  et Trini Lopez.... Puis, les morsures s’adoucissaient, il ne restait plus qu’un sentiment d’allègement. La température corporelle si élevée que le sang qui n’allait pas tarder à bouillir redescendait et tout le poids insupportable de la chaleur qui avait pesé tout le jour sur chaque centimètre carré de peau s’évanouissait. On en aurait eu besoin, on aurait pu voler.
Aussi, on se plantait là dans le fort du courant, qui nous massait fermement les jambes, on faisait corps avec le frais, on était juste présent au monde et calmé.  De temps en temps on s'enfonçait en entier dans le froid et puis on se relevait. Debout, au clair de l'eau claire, là et apaisé…
J'avais pris le bain du soir dans la sorgue, j'en revenais comme à chaque fois, débarrassé des pesanteurs chaudes du jour et, s'il n'avait pas fait de moi un homme heureux, au moins, m'avait-il accroché au visage, ce petit air si reconnaissable d'imbécile comblé...

10 commentaires:

M a dit…

:-)
Ce que j'aime moyen c'est l'étape souffle coupé, j'ai toujours peur qu'il ne soit pas remis !

chri a dit…

@ M Il faut plonger en apnée, le couper AVANT!
En ce moment c'est bonheur (ou presque)

Anonyme a dit…

Allez y, je vous regarde:)
(14° toute l'année, bien trop loin du bien être pour moi).
Ceci dit, c'est un bien joli texte, qui me touche tout personnellement cette année, merci Chri.
Lou

chri a dit…

@ Lou Quatorze c'est quand elle est chaude... Je suis content qu'il vous touche tout personnellement cette année, Lou.

Brigitte a dit…

Ce que j'apprécie par dessus tout c'est juste lorsque les frissons de froid arrivent !!! Quel bonheur quand on a crevé de chaud ,surtout moi qui ne supporte pas la chaleur ...
Bon bain donc et bon week-end aussi

chri a dit…

@ Brigitte Merci pour vos voeux! Le meilleur pour vous.

Tilia a dit…

14° ! ça me rappelle un bain dans l'Alezon, à Collias au mois de mai, avec quelques aventuriers de ma belle-famille qui n'avaient pas froid au yeux (ni ailleurs :-))
On est ressorti de l'eau aussi rouges que des homards et avec la peau qui cuisait, pas de chaleur cependant. Il n'y avait pas plus de 26° au soleil, mais comme l'eau ne devait pas dépasser les 10°, en sortant on aurait dit rentrer dans un sauna :D
C'était en 72, ou 73, et on était tous jeunes !...
Ceci dit, les bords de l'Alezon n'ont rien à voir avec le Partage des Eaux, je préfère mille fois les ombrages de la Sorgue, mais je ne me souviens pas m'y être baignée.

chri a dit…

@ Tilia Si vous ne l'avez pas fait, vous vous êtes privée d'un grand plaisir!

Anonyme a dit…

Au risque de vous contrarier M'sieur Chri, (j'aime pas contrarier) 14 c'est toute l'année dans la Sorgue, je sais, j'ai vérifié pour voir si leur mystère des 14 constant était réel, en plein hiver ou en plein été avec mon pti thermomètre jaune poussin de piscine : le verdict est tombé : 14 tout le temps épicétou.
;)
Lou

chri a dit…

@ Lou Je ne tiens pas à avoir raison absolument mais j'avais 13° comme température, (wiki Le Partage des eaux) c'est pour cette raison que je disais que 14 c'est quand elle était chaude... Mais 14° me va bien bien bien et si en plus vous avez vérifié avec votre poussin de piscine...

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