21 juillet 2015

Avec le temps.

Il avait tout laissé en plan et il n'était venu là que pour elle.
Un peu pour lui, aussi. 
Il l'avait rejointe dans une petite ville des montagnes du sud. C'était l'été. Normalement, il n'aurait jamais du être là, et pourtant il avait fini par y débarquer. Alors, eux deux réunis, pendant quelques jours, ils avaient tenté crânement l'impossible: Oublier le reste du monde. Ils se pensaient rocs, ils se rêvaient granit, ils se voulaient indestructibles mais  en vrai, ils n’étaient que plume.
Au plein midi du troisième jour, ils avaient été rattrapés par tout ce qu’ils avaient essayé de fuir. Le monde leur était revenu bien en face, droit dans ses bottes, fracassant, puissant, violent. Alors, perdu pour perdu, il avait filé, à l'anglaise, honteusement. Il  s'était installé au volant de la voiture, juste, tu parles, pour rouler un peu. Elle s'était arrêtée auprès de la rivière Ubaye, tout près d'un pont de bois qui la franchissait et qu’il connaissait bien pour y être déjà venu autrefois. Il était sorti, il avait marché sur le pont, jeté un oeil dans le fond, sur les bouillons du torrent serré comme une gorge par des mots qui ne pouvaient plus venir. Le chemin, en face montait de traviole vers un lac, plus haut. Huit cent mètres de dénivelé... 
Il avait laissé le serpent de terre derrière lui, puis tiré droit parmi les ronces et les framboisiers sauvages se griffant les coudes et les genoux aux épines des ronces, suant et soufflant comme un animal blessé il s'est mis à marmonner: avec le temps arf arf blessé et fou, arf arf arf, écrasant le rouge des fraises des bois et le mauve des digitales, avec le temps va, tout s'en va arf, s'agrippant aux racines des sapins, arf arf, rageant contre les pierres qui freinaient la montée, arf, rugissant au passage des fossés, arf arf, se fracassant les épaules et le crâne aux branches les plus basses, les mots des pauvres gens arf, se raclant les coudes aux souches mortes des mélèzes morts, arf arf, se zébrant les joues aux branches sèches, arf… Comme pour  s'encourager, il avait commencé doucement et pour finir il hurlait à tue-tête et en vrac ... tout seul, peut-être, mais peinard... floué par les  années perdues... Alors, alors vraiment Le souffle lui manquait, ses poumons le brûlaient, son crâne explosait, ses muscles durcissaient. Il se tordait les chevilles et les genoux mais avançait, avançait. Les sauterelles, les abeilles et les autres qu’il dérangeait le regardaient passer, affolés. Il avait grimpé là-haut d'une traite comme un diable malfaisant à qui on aurait foutu tous les feux de l'enfer aux fesses...
Avec le temps, on n'aime plus...
Une heure après, c'est épuisé, meurtri, trempé de sueur, les vêtements déchirés, la tête en sang,  mais vidé de sa toute rage qu’il a débouché, hagard, vaincu, sur le pré du haut, celui qui bordait le petit lac large comme deux paumes de mains. Il s’est  laissé tomber sur le vert pâle de l'herbe douce des rives du lac bleu. Il  n'était plus qu'une plaie effondrée, étendue sur de la mousse tendre. Il a laissé son regard s'alanguir sur la vallée qui se préparait à accueillir le noir pointant de l'Est. C'est la fraîcheur du soir venant qui l'a sorti de là. Il est revenu à lui et malheureusement, il est également revenu au monde... Le noir gagnait déjà et, dans le fond, la retenue du barrage de Serre-Ponçon ouvrait ses mains comme pour s'apprêter à recevoir ses premières étoiles filantes. Il est redescendu par le chemin forestier. En bas, vidé, exsangue, il est remonté dans sa bagnole et a rejoint la ville. Juste après, avoir  nettoyé les plaies ouvertes de ses avant-bras à  la fontaine, il a marché titubant dans la rue principale. C'est là qu'il l'a revue. Elle y était, plantée dans le plein milieu, comme un phare, parmi la foule, rayonnante et soulagée de l'y revoir. Au visage, un sourire de Sainte Thérèse large comme l'avenue. Quand il s’est approché d'elle, en lui prenant le cou de ses deux mains tremblantes, elle lui a glissé dans l'oreille, d'un ton impérieux et doux, avant de l'embrasser: "Tu ne me refais plus jamais ça..."
Il n’a pu prononcer aucun mot mais qu’il s’est senti heureux… Et si profondément triste… Et si vivant. C'est qu'il était si tant profondément amoureux. Il a mêlé quelques larmes au doux de ses mains.
Il savait, lui, à cet instant, qu'elle n'avait encore rien vu.


6 commentaires:

M a dit…

Gare aux digitales, ça peut tuer !

chri a dit…

@ M Y a pas qu'elles! :-)

M a dit…

Non, mais les framboises, qu'est-ce-que c'est bon ! ;-)

chri a dit…

@ M Comme chantait l'autre: Avanies et framboises sont les mamelles du destin... :-)

Tilia a dit…

"C'est qu'il était profondément amoureux."
J'ai bien fait d'attendre pour commenter,
cette fois la fin est plus à ma convenance ;-)

chri a dit…

@ Tilia Ouf... J'ai eu chaud! :-)

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