Derrière lui, une vingtaine de coureurs du groupe "élite". Ensuite, ce serait au tour de la quinzaine de fous furieux, les tout jeunes rookies, ceux qui finissent par mourir avant d'avoir vécu, ceux qui veulent arriver avant d’être partis et qui ne savent pas encore, eux, ce que "peur" signifie. Ce mot ne faisant pas plus partie de leur vocabulaire que de leur univers. Leur jeunesse les rendant évidemment inconscients, immortels, indestructibles et pour tout dire, effrayants. Jusqu’à leur première évacuation en hélicoptère, brisés, rompus comme une quinte de doigts dans une poignée de main de marin. Maintenant, c'était aux gagnants potentiels de s'élancer...
Un nuage dense de buée, dû à la respiration de tout ce joli monde, flottait sur l'aire de départ, réduite à une peau de chagrin, de LA descente de l'année. Dans le bas, on entendait les cris des spectateurs au passages des roquettes humaines qui dévalaient à intervalles réguliers le versant glacé de la montagne mythique.
Devant lui, le type qui venait de s’élancer et de plonger son corps dans le vertige de la pente avait déjà disparu dans le premier et très serré gauche, juste avant la Grande Combe de la Bonnette, aspiré par le blanc, la pente et le gaz. Avant de se jeter, le colosse autrichien, qu’il avait battu d’un quart de seconde la semaine passée lui avait jeté un regard chargé d’une mauvaise intention accrochée à l’œil. Puis, il avait posé ses lunettes sur son casque et s’était balancé. Revanchard ? Blessé ? Cherchant à l'intimider ? Jusque là, la frousse, qui n’avait fait que planer au sommet de cette piste, comme un oiseau de proie survole une plaine, avait été comme étouffée par le silence presque absolu qui y régnait. Elle était restée assez loin de lui. Mais là, à cause de ce regard, elle avait manqué l’envahir. Heureusement qu’il n’était pas né de la dernière neige. Il avait suffisamment d’expérience pour savoir la chasser. Il était même sur l’autre versant de sa carrière et c’est peut être aussi pour cette raison que des jeunes chiens baraqués et autrichiens se permettaient de le regarder, parfois en loups de faïence d’un regard qui pouvait vouloir dire: “Encore là, vieux?” Qu’ils se rassurent, il n’en avait que pour une saison ou deux. Et ce n’était pas la naissance récente de ses deux jumeaux qui le ferait changer d’avis. Au contraire, il avait bien l’intention de skier avec eux deux un peu plus tard. De skier, de courir ou de nager… A cet instant précis, il n'y pensait pas. Il visualisait pour la trentième fois de la matinée cette descente que tout le monde s’accordait à penser de dingues… Il revit: de suite après le plongeon de départ, le grand gauche très serré, puis la combe toujours congelée de la Grande Bonnette, les S en dévers très ondulés du Grand Aigle, le premier grand saut de la forêt où il valait mieux rester sur la ligne gauche, avant le deuxième saut, la Bosse du Scaphandre, le seul endroit pendant lequel on pouvait souffler un peu et ainsi de suite jusqu’à la droite vertigineuse de l’arrivée… Cette fois, il en était certain, il ne pouvait rien lui arriver, ce matin, la peur, ce n’était pas encore ici qu’elle s’emparerait de lui.
Là, c’était à lui. Il s’approcha de la ligne, entra dans la minuscule cabine en bois chauffée d’une résistance électrique, salua les eux officiels d’un signe de tête, posa ses deux bâtons de l’autre côté du portillon, les planta du mieux possible dans la glace, se tendit de tous ses muscles, inspira dix bons litres d’air glacé et se jeta.
C’est dans le deuxième saut que tout s’est joué, dans le seul endroit où la longueur du vol permettait de se relâcher. Quand tout se passait bien, on avait pour une bonne demi seconde de paix, de tranquillité. Certains même, les plus aguerris , disaient qu'ils arrivaient à distinguer les visages de personnes connues parmi les spectateurs massés en dessous, le long des filets de sécurité mais, très peu, se risquaient à tenter de le faire. A cet instant, il a juste pensé à la photo de ses deux gamins, celle qu’il glissait à chaque course dans sa combinaison, du côté gauche de la poitrine, comme un talisman protecteur. Pendant le vol, il en est sorti. Il a revu l’image posée, ce matin, sur la table basse de la chambre de l'hôtel. Un moment, le téléphone a sonné, il s’est levé pour répondre. Et puis il est sorti après avoir raccroché. Il était en retard. Il n'a pas pris la photo de ses deux amours sur le verre de la table. Il aurait dû. C'est ce qui lui est venu en tête alors qu'il planait Son cœur s'est vidé... Juste avant la réception, il s'est ressaisi, il a réussi à évacuer de son cerveau toutes ces bêtises de superstitions, de grigris. Pas assez vite. Pas assez vite. Il a très mal atterri. Son ski gauche a mordu violemment la glace. De suite après, il a perdu son équilibre. La suite a été terrifiante. Dans le même temps, il a ressenti deux ou trois douleurs épouvantables. Il n'aurait pas su dire où. La dernière chose qu’il a vu, au travers d'un nuage de poudre blanche, c’est, diffus, le rouge intense des barrières de sécurité… Et puis, plus rien que le silence et une forme d'apaisement.
Désarticulé, dans la barquette, l’hélicoptère et son semi-coma, il espérait qu'il pourrait, au moins, remarcher avec eux.
Un jour.
3 commentaires:
Aie, aie, aie !!!
Plus dure sera la chute !!
Moi, pour les vacances d'hiver, je préfère la plage, c'est moins risqué de tomber du transat...
@L'autre je: Et, à la fois, une descente à skis sans neige... ce n'est pas évident.
@L'autre je: Merci pour le titre, au fait!
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