10 mars 2010

Une foutue paire…

C’est une paire d’amis fidèles qui avait, ce matin là, claqué les portes avant de la bagnole.

Ils venaient d’embrasser gentiment leurs femmes qui leur avaient, comme on le fait tous, recommandé la prudence, on annonce de la pluie et du monde sur la route… Ne vous inquiétez pas, on fera comme d’habitude, autoroute en sens inverse les mains sur les yeux. Deux vrais gosses.

Elles étaient heureuses de les voir partir. Elles ne les auraient pas pendant trois jours dans les pattes, elles allaient pouvoir souffler un peu, sortir de table un peu saoules, s’en raconter de belles et surtout, surtout dormir en gardant leurs chaussettes.

Ils étaient ravis de prendre route sans elles, trois jours sans autre pression que la bière (wouarf), trois jours entre hommes, donc. Ils allaient pouvoir fumer en bagnole, boire le verre de trop, reprendre des pâtes et jeter leurs jeans par terre. Bref, tout le monde, fait rarissime, était content. Win win et tutti quanti.

Pour se connaître, ils se connaissaient bien ces deux là. Ils avaient fait leurs huit cent coups à partir de la maternelle, c’est dire si ça remontait à loin. Ils ne s’étaient jamais vraiment quittés même quand l’un des deux avait atterri à la fin de sa sixième et pour quelques années dans une école privée, ils avaient continué à se voir presque en cachette et puis comme au bout de deux ans, les résultats scolaires étaient semblables, c'est-à-dire médiocre plus, les parents avaient, enfin, renoncé à se faire arnaquer des sommes astronomiques pour leur rejeton (ce que peut faire faire la mauvaise conscience…) et l’avaient réinjecté dans le circuit de tout le monde, c'est-à-dire à l’école laïque et républicaine où, malgré tout le mal qu’on en disait en haut lieu ce n’était pas pire qu’ailleurs. C’est en empereur triomphant qu’il avait franchi le porche du Collège Jean Ferrat pour son entrée en troisième. Peu après, un surveillant agressif et tendu lui tombait dessus pour avoir organisé un attroupement interdit. On ne prête qu’aux riches… Les pendules étaient remises à l’heure. Ce que tu refuses d’apprendre dans le calme, la vie te l’apprendra dans les larmes.

Après cette avalanche de proverbes qui, en fin de compte, les avait bien fait sourire, ils avaient enfoncé le dernier Johnny Cash dans le lecteur et s’étaient inventé un lever de soleil sur les Glory Mountains dès la fin de la banlieue en écoutant religieusement Redemption day... Un signe? Jusqu’au péage de l’autoroute, pas un des deux n’avait ouvert sa satanée bouche. Chacun était sans doute allé faire un tour dans les années qui avaient suivi le retour de P. dans le giron de la patrie, leurs années de lycée, puis de fac. Ils s’étaient inscrits dans la même n’ayant aucune fichue idée de ce qu’ils pourraient bien avoir envie de faire de leurs vies. On verra bien, disaient-ils, on a le temps. A force de l’avoir, il est arrivé un jour où ils ne l'ont plus eu du tout et ils ont bien été obligé de bosser. Là, leurs routes se sont un peu séparées, mais pas trop puisqu’ils ont habité assez vite dans la même commune, avec leurs femmes, rencontrées sur leurs lieux de travail comme quatre vingt pour cent des couples. Si ce n’était leur amitié de trente ans, jusque là, leur vie était, en fait, d’une banalité à pleurer. C’est sans doute pour cela qu’ils se refusaient à s’y pencher dessus, de peur, évidemment d’en approcher le gouffre béant.

Ils prenaient leurs vacances ensemble, sortaient ensemble, allaient aux spectacles ensemble, marchaient ensemble, buvaient ensemble, chantaient une ou deux fois par an dans des karaokés improbables, ensemble. Les garçons couraient ensemble, allaient au foot ensemble pendant que les filles filaient au cinéma, pleurer dans le noir ou couraient les soldes dans les magasins surpeuplés des centres commerciaux. Une fois par mois, jamais plus, un vendredi soir, ils mangeaient, ensemble, dans un restaurant de la capitale et finissaient la soirée devant un verre dans une de ces boites un peu à la mode. Bref, tous les quatre, s’ils parlaient beaucoup, ils ne se disaient jamais rien. Comme aujourd’hui. Ils allaient faire un aller retour dans cette île sur l’Atlantique. Celle juste en dessous de celle des bobos nantis. Ils avaient envisagé voilà quelques mois d’acheter une petite baraque à deux, enfin à quatre pour venir y passer des vacances avec les enfants qu’ils n’allaient pas manquer d’avoir, bientôt. Ils allaient y jeter un œil et bien entendu c’étaient les garçons qui les premiers s’y collaient. La fin de semaine prochaine ce serait au tour des filles.

Après avoir franchi les barrières, ils avaient roulé pendant deux cent bornes, en silence, sans rien se dire, juste en goutant au plaisir de pouvoir se taire. C’est encore ce qu’ils faisaient de mieux quand ils étaient l'un avec l'autre. Ils se la fermaient et ça ne pesait rien. Peut être n'avaient-ils rien à échanger? Remarque, tant et tant l’ouvraient pour ne rien dire, qu’avec eux on avait une jolie moyenne. La voiture n’était donc habitée que par la fumée bleue de leurs clopes qu'ils continuaient à fumer et la voix mourante de ce bon vieux fatigué Johnny Cash.

Et puis, un des deux a eu faim. Ils ont viré à droite à la première bretelle. Et sont allés s’asseoir devant une table en plastique rouge. M’est avis que ce qu’on bouffe ici est de la même matière que la table ! Tu prends quoi ? Oh moi, je ne suis pas difficile, j’aime rien ! Très drôle !

C’est après qu’ils aient passé la commande que tout s’est détraqué. En attendant les plats, ils se sont dit deux trois trucs. L'un a prononcé une phrase qu'il n'aurait pas dû. Quatre ou cinq mots de tout le monde. Pas même des compliqués. Des mots dont on se sert tous les jours dans un autre ordre, avec une autre intention. Ce fut comme un minuscule grain de diamant dans un rouage d’horlogerie. Leur construction de trente ans s’est mise à salement vaciller, jusqu’à s’écrouler dans un fracas effroyable… C’est une pluie de poussière cendreuse qui les a recouverts. Un vingt deux avril de l'amitié... en mars. Ils n’en sont pas venus aux mains, mais il était moins une. Les insultes ont commencé à voler en tournoyant dans la salle de restau. Puis elles se sont abattues une fois sur l’un, une fois sur l’autre comme des buses affamées plongent sur des mulots apeurés. En grossissant. Jusqu’au dernier palier, jusqu’au toit.

Une demi-heure après, celui qui restait là, sur le devant du restau, l’autre avait levé le camp en quatrième en lui balançant son sac sur les pieds, a envoyé sa main dans une poche, en a ressorti son portable et a appelé chez lui en tremblant :

__ C’est moi. Tu peux venir me chercher ? Je suis à la première sortie d’autoroute après le péage…

__ Mais et P. il est où ?

__ Je t’expliquerai, on s’est engueulé, il m’a planté là.

__ Vous vous êtes dit quoi ?

__ Ca ne te regarde pas, viens me chercher s’il te plait et je ne veux plus JAMAIS entendre parler de ce connard, tu m’entends ? Plus jamais de la vie.

__ Vous êtes deux dingues… J’arrive.

Ce midi là, c’est une paire d’ennemis irréductibles qui s’était séparée après trente ans d’une amitié sans faille… En se disant ce qu'ils se sont dit, ils avaient basculé sur l'autre versant celui qui est toujours à l'ombre. Et une saleté de rancœur s'était emparée d'eux. Cette saleté, de sentiment dévastateur désormais, les consumait.

Malheureusement pour eux, ils en sont, à ce jour, restés là. Et voilà huit ans que ça dure. Au fond, ces deux ont trouvé une pénible manière de ne jamais se quitter. Pour la vie.


Rte Boyard2

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Encore une nouvelle comme ça et je met une blague en commentaire pour compenser.
Bises d'en face.
Mi

chri a dit…

@Mi S'il n'y en a qu'un, de commentaire, c'est bien qu'il vienne de toi!

chri a dit…

@Mi celle que tu viens de raconter par exemple? Celle là:
Chef, chef ! Il y a eu un vol cette nuit au supermarché ! On a volé 2000 cartouches de cigarettes et 150 kilos de carottes ! - Et vous soupçonnez quelqu'un ? - Ben ouais, on recherche un lapin qui tousse !

Anonyme a dit…

Par exemple oui. Celle la elle compense un peu.

Nathalie H.D. a dit…

Quand même j'aimerais bien savoir ce qu'ils se sont dit qui a fait dérailler la mécanique...


Autre propos de comptoir :
"celui-là il est con comme la lune...
et jamais une éclipse !"

chri a dit…

@Nathalie Ah... toi aussi, tu aimerais savoir? Moi aussi!

Au comptoir: Si un jour on habite la lune, moi, je veux un balcon.
Je les ai entendu sur Inter! Je les trouve très très drôles!

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