12 avril 2011

Avec le temps…

J'avais tout abandonné et je n'étais venu là que pour elle, je n'aurais pas dû... il y a, dans la vie, des jours où on ferait mieux de mourir.
Je l'avais rejointe dans un gros village des montagnes du sud. C'était l'été. Le plein été.
Normalement, je n'aurais jamais du être là, et pourtant j'avais fini par y débarquer. Alors, nous deux réunis, pendant quelques jours, nous avions tenté crânement l'impossible: oublier le reste du monde. Nous nous pensions rocs, nous nous rêvions granit, nous nous croyions solides mais nous n'étions que plumes perdues malmenées par le fort du vent.
Au plein midi du troisième, nous avions été rattrapés par tout ce que nous avions essayé de fuir. Le monde nous était revenu bien en face, droit dans ses bottes, giflant. Perdu, j'avais filé, à l'anglaise, honteusement. Je m'étais installé au volant de la voiture, juste, tu parles, pour rouler un peu. Elle s'était arrêtée auprès de la rivière nerveuse, tout près d'un pont de bois qui la franchissait et que je connaissais bien pour y être déjà venu, avant, autrefois. J'étais sorti, j'avais marché sur le pont, jeté un œil dans le fond sur le torrent bouillonnant comme une gorge serrée par des mots qui ne peuvent plus venir.
Le chemin montait de traviole vers un lac, plus haut, un petit lac bleu profond comme une flaque. Huit cent mètres de dénivelé... Je l'ai laissé derrière moi, puis j'ai tiré droit parmi les ronces et les framboisiers sauvages m'écorchant les coudes et les genoux aux épines des ronces, suant et soufflant comme un animal blessé, blessé et fou, écrasant les fraisiers des bois et le mauve des digitales, m'agrippant aux racines des pins, rageant contre les pierres qui freinaient la montée, rugissant au passage des souches, me fracassant les épaules et le crâne aux branches les plus basses, me griffant la figure aux ronces agressives des framboisiers. Pour m'encourager, je hurlai à tue-tête "Avec le temps, arf, arf... Avec le temps... va tout s’en va, arf, arf, et l’on se sent... floué, arf, arf, par les années perdues, arf, arf…" Et l'écho dérangé répétait après moi..."dues, dues, arf, arf"...
Mon souffle, cet infidèle effaré s'affaiblissait, mes poumons, ces lâches, me lâchaient, ma gorge, cette pleutre était, elle aussi, engorgée, en fusion, mon cœur ce traître cognait comme un bûcheron sous maxiton. Les sauterelles que je dérangeais me regardaient d'un drôle d'air, les papillons me filaient sous le nez, les abeilles, à mon passage, volaient bizarrement... A chacun de mes pas j'arrachais des pierres, arf,arf, à la montagne qui dégringolaient en roulant mais je m'en foutais pas mal, je ne voulais qu'arriver, arf, arf, là-haut et m'exténuer.
J'y grimpai d'une traite comme un diable malfaisant à qui on aurait allumé le feu aux fesses.
Une heure après, c'est une souffrance épuisée, meurtrie, trempée, les vêtements déchirés, la tête en sang, les muscles durcis, mais vidé de sa folle rage qui a débouché, hagard, sur le pré du haut, celui qui bordait le petit lac grand comme deux paumes. Je me suis laissé tomber sur le vert pâle de l'herbe douce. Je n'étais plus qu'une plaie effondrée, posée sur du tendre. J'ai laissé mon regard s'alanguir sur la vallée qui se préparait à accueillir le noir pointant de l'Est. C'est la fraîcheur du soir qui m'a sorti de là. Je suis revenu à moi et malheureusement, je suis revenu au monde. “Tout seul, peut-être, mais peinard, arf”.
Dans le fond, la retenue du barrage en dessous, ouvrait ses paumes de mains comme pour s'apprêter à recevoir ses premières étoiles filantes.
Je suis redescendu par le chemin.
Juste après, j'étais dans la rue principale me nettoyant à une fontaine. Elle y était aussi, plantée dans le plein mitan, rayonnante de m'y revoir. Au visage, un sourire de Mère Térésa large comme l'avenue si large. Quand je me suis approché d'elle, en me prenant le cou de ses deux mains tremblantes, elle m'a soufflé à l'oreille, d'un ton fièvreux, avant de poser ses lèvres sur ma sueur âcre et séchée:
"Ne ME refais plus jamais ça!"
Je n'ai pu prononcer aucun mot mais que je me suis senti heureux! D’un bonheur fou comme un coup de dague en plein ventricule! Et à la fois si violemment triste…
Si tellement vivant. Et presque mort
J'ai rougi vite fait quelques larmes à de l'eau claire qui venait droit du ciel. J'ai pleuré à grosses gouttes. Je l'ai serrée. Ô comme je l'ai serrée, cette femme là.
Ne me refais plus jamais ça... J'ai compris, à cet instant, qu'elle n'avait encore rien vu. J'allais ou plutôt, nous allions, mais nous ne le savions pas encore, nous faire et refaire bien pire...

Il y en a pour qui avec le temps rien, jamais, ne s'en va.
Ce ne sont pas forcément les plus heureux...


As-tu su, un jour, combien je t'ai aimée?

5 commentaires:

P a dit…

:o)
Alma

Brigetoun a dit…

belle histoire avec tout pleins de jolis adjectifs

véronique a dit…

la preuve encore aujourd'hui ... que les histoires d'amour commencent toujours bien mais qu'elles finissent toujours mal ... en général !
moi j'aime pas quand elles sont tristes vos histoires Chriscot, on lit, on grimpe, on s'écorche aussi à quelques passages, la fin est un peu réconfortante mais l'imparfait est terrible !

chri a dit…

@ Alma et Brigetoun: Merci de votre lecture.
@Véronique: Vivre c'est peut être, un peu composer avec le passé?

Tilia a dit…

Bons souvenirs, mauvais souvenirs, peu importe. L'essentiel est d'en avoir.
L'existence ? une vaste tragi-comédie !
Le bûcheron sous maxiton a ses raisons que la raison ne connaît pas.

Publications les plus consultées