17 juin 2010

Un appétit passager.

C'est par une tiède après midi d'été, au détour d'une sieste propre, vaguement troublée par le chant courroucé de cigales excitées, alors que rien ne le laissait prévoir, alors qu'aucun signe avant-coureur ne s'était manifesté, qu'on tombe nez à nez, sur le guano de sa vie comme on débusque  un troupeau de moutons poussiéreux  parqué sous les franges d'un tapis épuisé. On pensait bien ne jamais, ou le moins souvent possible, devoir remettre l'œil dessus. Mais il faut se rendre à l'évidence, la garde baissée, les poings bas, vouloir oublier c'est encore se souvenir. Alors, le corps amidonné, l'esprit brumeux, les réflexes amollis, on est là, pantois, face à ce tas exhumé, confronté à ce qui dérange, à ce qui empêche, à ses compromissions, à ses mensonges et, aux pires, à ceux que l'on se fait à soi-même en se disant qu'on est sacrément fortiche pour ceux là. Dans la légèreté de cette après-midi, on s'entend dire, un grand sourire tordu:
___Bien sûr que je suis heureux, pourquoi cette question? Et puis, être heureux... être heureux, comment est-ce? Peux-tu répondre à ça, toi? Dis, l'es-tu, toi?
Ou bien, des cernes creusés:
___Mais non, tout va bien, je t'assure, enfin moi, ça va, un escadron d'anges bienveillants me tourne autour, ces temps-ci...  C'est peut-être toi qui n'irait pas très bien, non? Tu n'as rien à me dire? Et encore, le cœur en sang:
___Mais non, tu ne m'as pas blessé, même pas mal, qu'est-ce-que tu crois? Excuse-moi, mais il m'en faudrait sans doute davantage! Tu me parles, là?
On va se passer de l'eau sur le visage on se croise dans la glace de la salle de bains et l'on VOIT qu'on a vieilli, on voit que le corps est un peu plus froissé, on sait  qu'il a besoin de davantage de précautions, de repos, on devine qu'il n'est pas inutile de prendre une taille de pantalon en plus, on s'aperçoit qu'on doit surveiller ces vilains poils qui se mettent à pousser sur les oreilles, on se déclare qu'il faut absolument réduire un peu sur certains plats, qu'on ne peut plus reprendre trois fois des pâtes, on se promet qu'on commencera  à respecter les deux seuls verres de rouge, et de lever le pied sur les cacahuètes salées, on se jure qu'on va enfiler un survêtement moche...
On entend les mots, un jour prononcés, on réécoute la sincérité absolue avec laquelle on les a servis:" Je t'aime et je t'aimerai toujours... Tu es la femme de ma vie, c'est auprès de toi que je veux vieillir... Sans toi, ma vie n'a pas de sens..."
Et tous ceux qu’on a entendu…
Soudain, on a envie de prendre son téléphone et de composer un numéro, juste pour parler, pour entendre, pour s'en dire un peu, comme ça, dans la légèreté douce de cette après-midi tranquille... mais dans le carnet de l'adresse, si on n'a pas effacé  le numéro, on pense juste après, avec raison, qu'il n'y aura personne en bout de ligne. On renonce. On se défile avec aplomb:
___ Ça tombe bien, je n'avais pas grand chose à lui dire.
Alors, on regarde la réalité, on l'affronte, la nuque douloureuse, le cœur battu, des gouttes de sueur perlant du front vaguement plissé par les soucis, les doutes, et les questions. On pense à une plage à marée basse. On se ment, encore une petite dernière fois en se disant:
___ Je verrais volontiers la mer, moi, ça me ferait du bien de changer un peu d'air...
Et puis, on se persuade qu'on arrive à vivre sans, pire qu'à vivre, à exister, sans tous ces manques et qu'il y a, qu'il y aura, contre eux, malgré eux, des matins merveilleux, des aubes étincelantes, des après-midi futiles et des soirées désireuses. On se dit aussi, au fur et à mesure du réveil, qu'on arrive encore, quand même à  sourire, à vouloir, à s'émerveiller, à plonger dans l'eau froide du partage, à s'émouvoir, à s'enthousiasmer, à regarder, à se retourner dans la rue sur l'élégance d'une silhouette, à entendre, à ressentir, à toucher et l'être, à s'emporter, à s'attendrir, à oser, à échanger quelques balles de tennis, à s'extasier,  à s'esclaffer, à tendre une main, en serrer une, à espérer, à se régaler, à s'activer, à embrasser une nuque, à jouer, se complicer et à rire  encore de bêtises comme des enfants... mais plus comme avant, plus comme avant. Évidemment...
Alors, on appelle un restaurant, lui au moins répondra, à lui on saura quoi dire, on réserve pour tout à l'heure, pour fêter ça. Le soir venu, on s'y empiffrera d'une choucroute provençale en vidant une jolie bouteille toute entière, il en manquera même un peu vers la fin... Puis, on ira, après les fromages, jusqu'à reprendre du  fondant au chocolat. Et, pour faire bonne mesure,  on ponctuera le repas d'un  noir double finement broyé...
Enfin, rasséréné, on renoncera, pour ce soir, à aller courir.
Avec la culpabilité, on s'arrangera... Evidemment...

Graminées Gaye

6 commentaires:

yvelinoise a dit…

"L'architecture sert à lutter contre la mélancolie"
dixit Philibert Delorme...
et elle n'a pas d'influence sur la balance ;-)

chri a dit…

@Yvelinoise: Rien de grave, un appétit... passager!

Anonyme a dit…

Après le non texte de l'AFP, je retrouve de quoi jouir d'un beau moment et de lecture, et de ce sourire qui me monte comme un frisson à la fois grave et léger.

Slev

Anonyme a dit…

"Plus comme avant. Évidement..." mais tout de même, comme avant, s'émerveiller, espérer, oser, se révolter tel un (ex)enfant que nous (ne) sommes (plus)... avec l'expérie(a)nce d'une vie en plus
Vous savez si bien le faire Chri, en tout cas "on" peut le lire (aussi) dans vos (é)cri(t)s...
"On" se tel ? "on" se le fait ce resto, un de ces jours, vite ?
Bien à vous
Coquelicot ;-)

chri a dit…

@Coq Drolement content de vous lire!
Oui, on va se l'offrir...

chri a dit…

@Yvelinoise Ce qui est très amusant c'est que Philibert Delorme a dessiné le château de Saint Maur, bâti là où j'ai passé toute mon enfance!
On appelle ça comment? Coïncidence? Signe?

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