03 juin 2010

Le dernier baiser…

Le thème de la semaine des Impromptus Littéraires était: La première fois. J’ai envoyé ça:
Tenir l'orage secret jusqu'à l'éclair. P. Léotard.
Depuis le matin, le Ciel qui les avait accompagnés était un de ceux qu'on ne voudrait jamais voir. Il était autant inoubliable qu'à oublier. Quelques rares touches de bleu, incomplètement résignées tentaient d'exister malgré tout le gris.
C'était un ciel dense de colère rentrée, un ciel de larmes à venir. Parfois, comme pour rappeler à son ordre, il virait brusquement au noir et obligeait à allumer les phares. D'autres fois, pour laisser croire, il s'ouvrait comme un portefeuille de généreux et s'illuminait d'un bleu métallique, très vite éteint par d'énormes masses tourmentées. Voilà c'était un ciel de tourments. Mais jamais, jamais durant toute la journée il ne s'est abandonné, comme s'il avait voulu attendre, comme s'il préférait rester menaçant. C'était un ciel de menaces, un ciel de volonté, vivant, maître de ses choix, de lui-même et du monde en dessous de lui. Et si l'air avait souvent vibré de grondements sourds, d'une puissance effrayante, ils n'avaient jamais eu à balayer le pare-brise. Ils avaient roulés sous son épaule depuis l'aube et, pour une fois, la bagnole avait été raisonnable. C'est à dire qu'elle avait fait ce qu'on lui demande de faire: rouler.
Un moment il avait cru entendre un bruit bizarre mais non, rien. Il avait fait quelques kilomètres en alerte mais rien ne s’était passé. Quand on est persuadé d’une chose, il vaut mieux qu’elle soit vraie...Ils avaient quitté la ville alors que le noir de la nuit baignait encore les sommets perdus des tours de banlieues. Les premières lueurs de l’Ouest étaient montées très lentement, le ciel s’allumait avec un variateur, quand ils avaient fendu les premiers champs surveillés par les rondes noires de corbeaux noctambules. Au loin, des brumes allongées montaient des lits des rivières, des villages encore endormis sortaient de terre en s’étirant, malgré le ciel étouffoir, la vie ne renonçait pas. Les deux dans la voiture ne s’étaient pratiquement rien dit depuis le tout début du jour. Quoi dire après un spectacle d’une telle splendeur. Pourtant, avant de se mettre en route, ils avaient parlé de tout se connaissant depuis trop peu de temps pour prendre des précautions et maintenant, ils savaient tout ou presque de l’autre. Ils savaient aussi qu’ils auraient tout à réapprendre.
Ils s’étaient rencontrés quelques heures auparavant dans un restaurant, assis à deux tables côtes à côtes. Elle attendait quelqu’un qui n’était pas venu, lui n’espérait plus quelqu’une qui ne viendrait pas.
C’est lui qui avait envoyé la première phrase. Elle, elle n’avait pu retenir une larme qu’un coup de fil avait fait naître.
___Je peux vous demander du feu? (En montrant une cigarette).
___Vous pouvez, mais offrez m’en une, s’il vous plait.
Quelques minutes de silence après, elle s’était assise en face de lui. Tout à leur rencontre, ils avaient mangé sans appétit des plats sans goût.
Puis ils étaient sortis juste pour n’être plus enfermés. Alors, leurs corps s’étaient mis à marcher. Bien sur, il avait proposé de la raccompagner mais elle avait dit qu’elle ne souhaitait pas rentrer, pas encore, pas de suite. Ils avaient continué en traversant la ville de part en part, de long en large en s’arrêtant parfois pour boire un verre dans des bars souvent louches, traversant le fleuve, passant et repassant sur ses ponts, se laissant éblouir aux projecteurs des bateaux mouches, s’amusant de leurs ombres immenses projetées sur les murs des quais, s’éloignant, malgré le fait de tourner en rond, de leurs histoires communes. Un moment, il lui avait tenu le coude pour traverser une avenue mais il l’avait très vite relâché pour ne pas la heurter... Ils ne s’étaient pas rendus compte que le ciel se couvrait, mais dans les villes, la nuit, le ciel n’existe pas. Dans les villes, la nuit, il n’y a que la ville qui existe. Les voitures s’étaient faites plus rares, les rumeurs avaient fait place aux bruits, les silhouettes aux personnes et le noir aux lumières. L’agitation s’était dissoute et le calme imposé. Il prenait garde à garder ses distances d’elle, excluant le moindre frôlement, la plus petite équivoque. Mais à ne pas vouloir passer pour, on finit par ne plus être.
Dans le doux cocon d’un square désert, sur une île à cheval sur le lit du fleuve il lui avait raconté sans chercher à la convaincre de son besoin de sud, de ses espérances d’harmonie, de ses désirs d’odeurs de terre après les averses, de virées en forêts avec à ses côtés la truffe énervée d’un chien, plongée dans les senteurs d’humus, de sérénité retrouvée. Il lui avait décrit le souhait d’avoir les pieds sur terre, son regard posé sur des toits de vraies tuiles, des murs de vraies pierres, de son corps traversé par le chaud, l’humide ou le froid, de saisons enfin ressenties, d’heures vécues mais pas abandonnées. Il avait évoqué les brumes lentes des matins d’Octobre, les feux flambants foutus aux feuilles des forêts d’automne, les flaques de ciel sur les sentiers détrempés, les apparitions des premières hirondelles aux printemps venants, les garrigues et les buissons de thym sauvage, les traces majestueuses et dessinées des vols des migrateurs, le grouillement brouillon des insectes d’été, le chant lancinant des cigales, les hameaux silencieux aux heures du repos...
Et, s’il s’était contenté, pour cette fois de lui dépeindre des chromos de Sud, il s’était senti capable d’en dire autant sur la montagne et peut-être encore davantage sur l’océan. Il ne lui avait offert qu’un peu de l’épinal qu’on s’invente quand on en a soupé de la ville et de ses ingrédients.
Elle avait écouté et il l’avait sentie séduite. Elle, elle ne lui avait transmis que son besoin de paix après les années qu’elle venait de vivre. Puis ils s’étaient tus, longtemps. Et au ventre du silence, elle avait dit : «  J’ai envie de voir la terre. » Il avait souri. Ils avaient roulé. Maintenant, il stoppait le moteur au plus haut d’une butte ronde comme une épaule de femme dominée par les ruines d’une Abbaye en abandon. Au loin, en bas, les coqs débauchaient. Plus haut, le jour encore plein d’orage, se levait. Sous la menace pesante, elle était sortie et s’était avancée vers la plaine en éveil. Il l’a suivie de près. Il s’est défait de son manteau et lui en a délicatement enveloppé les épaules en laissant un bref instant les mains sur elles. Elle ne s’est pas retournée, elle a seulement dit : « C’est un bel endroit pour se laisser embrasser. »
___ « J’en ai très envie... » Il a dit.
Alors, bravant la colère du ciel qui grondait, défiant les éclairs qui menaçaient, provoquant enfin la chute de toute la pluie, ils se sont donnés fiévreusement leur premier baiser. Celui là n’était pas difficile à recevoir. Ils savaient, déjà trempés par les premières gouttes que le plus difficile serait de s’arranger pour que tous ceux qui viendraient lui ressemblent.
Mais aujourd’hui, ici, ces deux là, s’il y avait une chose dont ils refusaient d’entendre parler c’était bien... d’impossible.

La chaume dorée

11 commentaires:

Brigetoun a dit…

et vous lisant, je me dis une fois de plus que je devrais continuer à tenter les expériences "impromptus littéraires" - ce qui m'arrête c'est que je n'ai guère le temps de lire tout le monde

amichel a dit…

récompense divine ..de chriscot: les premiers seront les derniers !



***aux "impromptus" nombreux textes mais difficiles à lire à l'écran

chri a dit…

@Brigetoun: Je le vois comme un exercice!
@Amichel Oui mais parfois des pépites!

Anonyme a dit…

Sur un tel thème, opérer et réussir ce renversement, au fur et à mesure que l'histoire s'invente, demande une longue pratique de l'écriture sous ciel d'orage.
Un vrai talent aussi. (Mais ça, on le savait).

slev.

chri a dit…

@Slev Hé oui quand on y pense ça fait froid dans le dos toutes les premières fois sont à jamais les dernières.

Nathalie H.D. a dit…

Toutes les premières fois sont à jamais les dernières. Mais toutes les fois sont à jamais les dernières aussi. Donc peu importe. Première, vingt-septième, dernière, gardons à chacune son intensité et sa justesse intrinsèque.

Nathalie H.D. a dit…

PS - Belle histoire.
Il me semble quand même que je préfère quand tes textes sont plus concis, ça leur donne plus de punch.

Nathalie H.D. a dit…

PS2 - c'est grave si j'ai pas lavé mes cerises ?

Je n'ai pas cueilli celles-là, très clairement propriété privée, mais j'en ai cueilli ailleurs dans un champ très clairement abandonné. Et j'en ai mangé plein, pas lavées...

chri a dit…

@Nathalie Si c'est un champ abandonné pas de crainte puisqu'ils ne le traitent pas!!!
J'ai écrit ça mais l'autre jour dans la descente du Beaucet... je me suis régalé!

véronique a dit…

serait ce la première scène d'un joli film à écrire ...
je lis et les images défilent sans effort ! c'est pour çà que j'aime vos histoires Chriscot, parce que chaque fois je me projette, enfin vous comprenez, je pourrais être vos personnages et j'aime çà !
et puis cette photo ....
le dernier baiser de leur première fois !
à suivre donc !

Les Impromptus vous récompensent ils parfois ! ! !

chri a dit…

@Véronique: Merci! Et moi je suis content de vous "toucher"!
Les récompenses des Impromptus ce sont 1 les lecteurs 2 les commentaires!

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