18 janvier 2012

Jeanne & Henri.

Le repas terminé, elle allait à la cuisine, enflait une blouse, une de celles qu’on vend aux veuves sur les marchés des bourgs de province, elle faisait couler de l’eau chaude dans une bassine en étain et pendant que cette dernière se remplissait, elle s’allumait une disque bleu filtre qu’elle se collait au coin des lèvres. C’est ainsi, dans cet équipage rituel, qu’elle allait faire toute la vaisselle, depuis son arrivée de la salle à manger jusqu’à son rangement, séchée, essuyée, dans les placards sans jamais toucher à la clope de ses doigts. Et plus fort encore: sans faire tomber la cendre!
Elle aspirait et recrachait la fumée par le nez comme un dragon femelle, les avants bras dans la flotte moussonnante, une balayette à la main… Et aspire et rejette le nuage de fumée bleue, âcre et bleue, gentil dragon de cuisine.
Et rien de ce qu’on pouvait lui dire à propos du mal qu’elle se faisait en fumant ne l’aurait fait se priver de cette cigarette là. Une des deux de la journée. L’autre était pour la vaisselle du soir.
On tentait bien d’aller nettoyer les assiettes avant elle mais elle nous virait de sa cuisine en nous disant qu’on était chez elle, que chez elle ça ne se discutait pas, c’est elle qui commandait. Même pas son mari. Même pas lui, mon grand père. C’est qu’elle était disons têtue, Jeanne. Pas comme un âne, non, un âne on peut, en y mettant du sien, pas mal de patience et beaucoup de carottes, on peut le faire plier, voire changer d’avis. Jeanne, elle, était têtue comme une loi de physique. C’est aussi qu’elle ne s'en remettait pas au hasard. Mais une fois qu’elle avait décidé, les choses se passaient comme elle voulait que ça se passe et point c’est tout. Il n’y en avait pas eu beaucoup pour la convaincre que ce serait une folie de partir en septembre de l'année mille neuf cent quarante en vélo de Paris, pour aller rejoindre l’homme qu’elle aimait et qui venait d’être rapatrié à Foix. Du reste, il n’y en avait pas eu. Une fois qu'elle avait décidé de partir, elle avait enjambé son engin et mit un peu plus d'une semaine pour parcourir les sept cent soixante kilomètres, traversant le pays de part en part sous les encore bombes, dormant ou dans les granges ou chez l’habitant, se nourrissant de la générosité des rencontres. Arrivée en bas, elle avait fait des pieds et des mains pour le voir, lui, son Henri et là encore, pas un gradé n’avait résisté. Une fois qu’elle l’a embrassé, une fois qu’elle fut assurée que son homme soit vivant et bien vivant, une fois qu’on lui a autorisé à le reprendre, elle était remontée vers la capitale, en train, son biclou sous un bras et son amour sous l’autre. Ils ne se sont presque plus quittés. Quelques temps après, avec l’aide de sa sœur,  elles ont acheté une petit boutique rue Monge. Un commerce de droguerie et de vaisselle. Elles le tenaient à deux et vivaient à deux, dessus. C'est sur la place, dans les odeurs de crottin des chevaux de la caserne des gardes républicains toute proche, que j'ai appris à faire du patin à roulettes. Là et dans la Cour Carrée du Louvre. Ils habitaient rue Saint Honoré. Il y a moins majestueux comme terrains de jeux! Elle revient... la voir préparer des casse-croutes comacs (on ne dira sandwich que bien plus tard!) d'une entière baguette au camembert pour les "cloches" qui passaient au magasin en faisant l'aumone. "Je leur donne à manger comme ça je suis certaine qu'ils ne boiront pas l'argent, mais qu'ils auront le ventre plein," elle disait. Pendant ce temps là, lui, le revenu de la guerre, faisait l’acrobate sur les toitures en zinc des immeubles parisiens pour les réparer. Bien sûr qu’un mauvais jour, il s’est cassé la gueule et le calcanéum. Finies les acrobaties. Alors, il est devenu porteur de plis au Conseil d’Etat. Il travaillait au Palais Royal. Il y a pire comme usine. Et après avoir parcouru la ville en verticale, il s’y est baladé à l’horizontale. Il avait pour véhicule de fonction un 3800 flambant neuf avec deux sacoches en cuir. Bien plus tard, je m’occuperais de sa fin de vie (du 3800) en perçant le pot d’échappement à la chignole. Comme un imbécile, j’avais entendu dire que ça les faisait avancer plus vite… Gagner cinq kilomètres heures en vélosolex... L'ivresse! Et puis, ils ont quitté la ville, ils sont allés s’installer dans un petit bourg des Pyrénées Atlantiques, dans le Béarn d’où Jeanne venait. Ainsi, sans qu’ils le sachent vraiment, leurs vies se bouclaient. S’ils l’avaient su, ils s’en seraient foutu puisqu’ils y allaient ensemble. Quand l'heure viendra, il faudra y penser et ne pas avoir la peur de déménager encore  vers les quatre vingt dix ans... Ne pas laisser sa vie se boucler au-dessus de sa tête, en dehors de soi...
Ce qu’ils s’aimaient ces deux là, ce qu’ils s’aimaient. Ça ne les empêchait pas de s’enguirlander. Parfois, quand ils s'aventuraient dans ces régions là, dans celles de la colère et du ressentiment, j’aime autant vous dire que ce n’était pas pour rire. Il fallait l’avoir vue, une fois, Jeanne, sur un désaccord, quitter la table familiale, monter comme une furie à l’étage attraper au vol une valise, la jeter sur le lit, ouvrir une armoire, y jeter quelques unes de ses affaires à lui, la refermer, la descendre et la poser au beau milieu de la table du dimanche, devant nos regards ébahis et quand même souriants en lui disant : Ben voilà, ta valise est faite, si tu veux partir tu pars ! Mais si tu franchis la porte, tu ne le feras pas dans l’autre sens ! Jamais ! Non mais ! Et nous de retenir difficilement un éclat de rire. Et lui de faire semblant de se lever...
Dans le silence de la salle à manger envoyer un cinglant : Réfléchis bien !
Il a toujours bien réfléchi. Et lui, de se rassoir...
Dans sa barbe il disait : Tu ne supporterais pas...
Vrai qu'elle n'a pas supporté. Une fois, une seule il a franchi la porte. Pour toujours. D’un coup, comme ça. Une après-midi. Il revenait du jardin ou il avait travaillé à désherber quelques les pieds de légumes dont il s’occupait, surtout pour passer le temps, aussi pour avoir la paix, pas vraiment pour les nourrir. Comme quand il s'enfermait dans son atelier où personne d'autre que lui n'avait le droit d'entrer. Pas même elle. Pour être peinard. Là,  il est venu boire un peu d’eau fraîche puis il est monté aux toilettes. Et il y est resté.
Elle, Jeanne a tout perdu ou presque cette heure là. En tous les cas, elle y a laissé son appétit de vivre, ça oui elle l’a bien paumé. Elle qui, bien que béarnaise, elle qui était plutôt gironde, a fondu comme beurre au soleil. On s'est dit souvent que c’est la seule fois où elle lui en a vraiment voulu. Et pour lui, ce fut la seule où il a osé lui faire peine. Alors, elle a commencé à s'en aller peu à peu. Elle a   minci, beaucoup. Forcément quand on perd l’appétit de tout, on maigrit. Elle a souri moins souvent. Beaucoup moins souvent. Entre eux deux, on pensait que c'était elle, la force. On s'était trompé. La force venait d'eux, ensemble. Elle, elle  trouvait maintenant  la vie moins drôle, beaucoup moins amusante sans lui qu’avec.
C’est très souvent le cas de ceux qui s’aiment vraiment...
Peut-être s'aiment-ils encore aujourd'hui?

L’homme qu'il est devenu a toujours regretté que le jeune gars de la photo regarde à droite, au loin, vers le couchant et n’ait  pas, comme elle un regard davantage tourné vers l’objectif ou même mieux  vers elle. Elle qui, de toute sa vie, ne lui avait donné qu'une seule claque et des Transalls d'affection. Qu’il ne soit pas davantage présent à l’instant. Peut-être qu’à l’âge qu’il avait au moment ou la photo a été prise il ne le pouvait pas…
Aujourd’hui, le gamin a  évidemment vieilli, il est même, à son tour devenu grand-père mais il ne se passe guère de semaines sans qu’il repense à eux deux, ensemble, à Jeanne & Henri…

Je me souviens de l'air d'une chanson ancienne
Qu'elle fredonnait souvent d'une voix si ténue,
Les paroles disaient que les gens quand ils s'aiment
Bien après qu'ils soient morts, leur amour continue...


Les paroles disaient que les gens quand ils s'aiment
Bien après qu'ils soient morts, leur amour continue...
Romain Didier. Je me souviens.


18 commentaires:

Brigetoun a dit…

et les fait revivre là, juste assez pour qu'on ai envie de les avoir connus

Laurence a dit…

C'est un très bel hommage à cette dame et ... au temps qui passe ...

Nathalie a dit…

Oui Brigetoun, on a envie de les avoir connus !
Merci Chri pour ce splendide portrait. J'aimerais savoir écrire quelque chose d'aussi beau sur mes propres grand-parents. Je crois que je ne les ai pas connus suffisamment pour parler d'eux avec cette maturité-là. J'avais 17 ans quand le dernier de mes 4 grands-parents est mort.

Nathalie a dit…

PS - géniale, la photo de ce jeune homme :)

(mais je comprends tes regrets de ne pas avoir été plus 'présent' au moment où elle a été prise)

chri a dit…

@Nathalie Merci, merci! C'est un vrai regret, aujourd'hui!
Et, ici, le format impose de faire court...
Ils étaient si beaux tous les deux.

véronique a dit…

c'est une belle histoire ... et votre petit garçon sera heureux de la lire, de savoir d'où il vient !
peut être un jour se souviendra t il de vous, comme çà !

elle a un si bon sourire Jeanne qu'on aimerait l'embrasser

Tilia a dit…

Se souvenir de ses grands-parents n'est pas donné à tout le monde (j'étais trop jeune quand mes grands-mères sont allées rejoindre leurs compagnons de vie) et une petite larme m'a échappé à la lecture de ce bel hommage.
Écrite par un homme de cœur, voilà l'histoire d'un véritable amour conjugal. Celui qui ne faiblit pas malgré les travers de l'un et de l'autre et passe vaillamment le cap des années, jusqu'au moment de franchir le fleuve que l'on traverse rarement à deux.

odile b. a dit…

Un couple très attachant, parce que bien "trempé"… Le récit que vous en faites est très touchant.
Les souvenirs qui nous restent de nos grands parents, quel que soit l'âge auquel on les a perdus, sont toujours empreints d'une affection, d'une nostalgie et d'une saveur très particulières. Plein de sentiments se bousculent et nous remuent, font resurgir l'enfant qu'on était alors, l'adulte qu'on est devenu…, nos références, nos valeurs et nos priorités d'avant et celles de maintenant…
On change dans une vie, et c'est ça la vie, justement, qui nous amène à mûrir, à voir les choses autrement… Les vieux un peu amers et grincheux répètent : "si jeunesse savait et si vieillesse pouvait !"… ; les vrais, les durs, les purs en font "à leur tête" et "avec leur cœur", sans se soucier du qu'en-dira-t-on et de l'effet produit… c'est ce qui les rend attachants, cette sincérité qui, "à l'époque"…, il faut le reconnaître, n'était pas si facile d'afficher en public, pas plus qu'au milieu des siens…
Cette nostalgie ou ces regrets vous appartiennent… Jeanne et Henri, quant à eux, ont, semble-t-il, été de "bons vivants", dont vous pouvez être plutôt fier !… ;-)
En tout cas, tous les deux doivent se regarder du coin de l'œil en vous lisant ce soir… ;-)

PS
Chriscot, je n'avais pas vu cette photo dans votre billet précédent, lorsque vous avez annoncé en avant-première, quelques lignes de ce beau, très beau portrait de Jeanne. En lisant le début de l'épisode de la vaisselle avec la cigarette, je me suis permis de dire "La" Jeanne… ce n'était pas péjoratif du tout… je voulais seulement dire cela : que c'était un sacré tempérament, cette femme, encore un portrait bien campé, "à la Chriscot"… je ne me serais pas permis, si j'en avais su davantage.
Merci de le comprendre ainsi.

odile b. a dit…

PPS
Et puis... ce n'est pas pour vous "consoler" à bon compte d'avoir regardé autre chose que l'objectif au moment précis du déclic - c'est tellement rapide, un déclic ! - : regardez sur cette photo comment Jeanne est émue, heureuse et pas qu'un peu fière qu'un beau gars la tienne par l'épaule !!... Son sourire parle pour elle... ;-)

chri a dit…

@Véronique Qu'il se souvienne... mais dans longtemps!
Un beau sourire, n'est-ce-pas? Et un beau regard. Franc comme de l'eau claire!

# Tilia. Il a eu cette chance le ptit gars!

@Odile Merci à vous, vraiment.

Catherine L a dit…

Jeanne est tellement belle dans le miroir de vos mots Chri, qu'on a envie de l'embrasser !

chri a dit…

@Catherine: Vraiment? Alors je suis très content parce qu'elle les méritait, les embrassades

Anonyme a dit…

le sourire, le regard et la fierté de Jeanne.... et son petit alignement de pots de fleurs, et puis vos mots-amour, beau cadeau pour cette fin de journée, merci Monsieur, je vous souhaite une belle semaine
Lou

chri a dit…

@Lou: A vous aussi, Lou, à vous aussi.

odile b. a dit…

Je reste convaincue que nos "absents" nous accompagnent. Le seul fait qu'ils reviennent souvent visiter nos pensées en est la meilleure "preuve". Maman - qui est restée seule pour élever 9 gosses après la mort accidentelle de Papa (j'étais la huitième, alors âgée de 5 ans...) - parlait souvent à la grande photo de Papa au mur de la chambre pour lui demander de l'aide en le secouant à voix haute : "Louis, est-ce-que tu m'oublies ?…" Dans son vieil âge, elle allait juq=squ'à dire... : "J'avais perdu mes lunettes tout à l'heure... et voilà : je les ai retrouvées !..."

chri a dit…

@Odile: Je suis d'accord avec vous et aussi je crois que tant qu'on pense à eux ils ne disparaissent pas tout à fait.

Slevtar a dit…

Je le crois aussi, tant qu'on pense à eux, qu'on parle d'eux, qu'on leur écrit, on leur rend la parole, et ce magnifique portrait est une manière de les écouter.

chri a dit…

@Slev C'est comme ça que je l'entends...

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