07 septembre 2012

Le jour où mon grand-père m'a balancé à la flotte.


Pourquoi? Mais nom de Dieu quelle saleté de mouche l’a piqué ce jour là ?  D’où lui est venue cette foutue idée ? Par où a-t-elle débarqué dans sa cervelle ? Pourquoi a-t-il fait ça ? Qu’est-ce qui lui a pris?
La journée avait plutôt bien commencé.
C’était en été. C’était un jour de vacances, un jour tranquille sans obligations ni contrainte autre que celle de le vivre. Dans l’air de la campagne, venues des serres fleuries flottaient des odeurs chaudes, humides et fortes. Nous, on campait là-haut,  sous les pins, près du poulailler et du grand garage, juste après les deux bassins, le grand pour l’arrosage et le petit pour les engrais, comme tous les ans. En vrai, quand on arrivait, on montait la tente sans la pinède, on installait le campement et, ensuite on venait juste y dormir. Le reste de la journée on le passait ou dans la campagne ou au cabanon. Bien que la mer ne soit pas très loin, on y allait assez peu, une ou deux fois la semaine, rarement plus. Ici, la mer c’était plutôt pour les poissons, les pêcheurs et... les anglais. Pour se tremper, il y avait le grand bassin rond tout en hauteur à peu près cinq six mètres et son immense et glissante échelle de métal. C’était notre piscine à débordement… Et tout au long du jour, il y avait aussi les lances qui arrosaient les bancs de fleurs ou de tomates dans les moiteurs des serres aux châssis blanchis à la chaux.
Les enfants, on jouait partout, on avait des cabanes dans tous les recoins de la campagne et on allait de l’une à l’autre en fonction des heures, des jeux et des envies. Dans le campement Apaches si on était les indiens, dans le fort retranché des tuniques bleues si on était des soldats, au saloon près du poulailler, si on était cow boys Dommage qu’on ne soit pas devenu riches on n’aurait pas été dépaysés d’avoir plusieurs maisons. De pouvoir aller dans l’une ou l’autre quand cela nous chanterait. On aurait su faire. On passait nos journées à voyager dans  la campagne en brouette, sans adulte sur le dos, dans cet immense terrain de jeux.
Deux endroits, cependant nous étaient absolument interdits : l’échelle en métal du Grand bassin et les rigoles d'entre les serres. Larges comme une épaule d'homme, elles étaient à la jonction de deux serres, donc tout du long et en pente puisque le terrain l'était. Une chute d’un côté ou de l’autre et on passait au travers des vitres des châssis. Autant on ne risquait pas de nous retrouver au sommet de la grande échelle à cause de la peur, autant les rigoles entre deux serres étaient tentantes. Malgré le danger et la crainte de l’engueulade, on ne s’en privait pas. On y faisait rouler sur des centaines de mètres tout ce qui roulait. Balles, billes, voitures, melons, oranges, pêches... Et puis au bout d’un moment, ils allaient jouer ailleurs.

Ce qu’on aimait bien, aussi, c’était les arrivées des commerçants ambulants qui nous servaient de calendrier. Ainsi, on savait qu’on était mercredi avec la montée klaxonnante du chemin des Ames du Purgatoire de l’Aronde commerciale du droguiste. Il se garait en face du cabanon et il avait à peine stoppé le moteur de son engin fumant qu’une odeur de lessive débarquait et enveloppait la colline. Quand nous étions là, toutes les semaines, ma grand-mère lui en achetait deux paquets. Besoin ou pas. Elle devait les stocker et ne plus en prendre à partir de Septembre. Ensuite, les paquets sous le bras, on allait mettre un journal sur la table et elle  renversait la lessive sur le journal jusqu’à ce qu’on trouve le cadeau avec lequel je filais. Pendant ce temps là, elle devait s’en voir pour remettre la poudre blanche dans les paquets…
Et puis, il y avait la piscine bleue des polonais. 
On n’avait pas le droit d’y aller seuls, il fallait être accompagné. Ils devaient avoir les trouilles qu’on tombe à la flotte...
Les polonais, c’était les voisins de la campagne du dessous. Les choses sont parfois bien rangées, on les appelait les polonais parce qu’ils venaient de Pologne. Ils avaient atterri dans le coin après la guerre et s’étaient installés comme horticulteurs, mais ils avaient abordé le travail sur les fleurs d’une manière un peu décalée. Ils ne le faisaient pas comme les paysans d’ici. On disait d’eux qu’ils s’y étaient mis à la polonaise sans trop savoir ce que ça voulait dire. Ils étaient originaux, voilà tout. Pas d'ici, quoi. Ainsi, sur le devant de leur maison, une villa vieillie, ils avaient fait  construire une piscine avec ses faïences bleues Floride. On aurait pu se croire en Amérique, sauf que cette piscine leur servait surtout de bassin pour les fleurs et donc qu’elle se vidait tous les après midi quand ils arrosaient leurs serres d’œillets et de roses et elle se remplissait la nuit. Ils avaient joint l’utile à l’agréable. C’était ça être original. Ici, on ne s’occupait que de l’utile. L'agréable c'était pour les parisiens. Le niveau de l’eau montait et descendait sans cesse. Une fois vide, le lendemain pleine. Une fois pédiluve, une fois piscine. Les voisins étaient partageurs, ils faisaient piscine ouverte. Il faut dire que dans le quartier il n'y en avait guère. Des bassins, oui mais des piscines... En ce temps là, les choses étaient simples : il suffisait de traverser la rangée des vieux oliviers entre les deux propriétés, il n’y avait pas de clôture, de faire savoir qu’on arrivait quand on arrivait  et de se mettre à l’eau.
Ce jour là, on y était allés dans la matinée, les polonais n’arroseraient que l’après-midi. Toute une troupe avait débarqué, il y avait les parents et les autres grands parents qui passaient quelques jours avec nous. Très vite, un a plongé, l’autre la trouvait un peu fraîche, elle n’avait pas le temps de se réchauffer puisqu’ils ne l’avaient mise à remplir que depuis le lever du jour. Je l’avais goûtée avec ma main grâce à l’échelle et je la trouvais froide, aussi. Et puis mon grand-père sur le bord qui hésitait. Il était debout, sur la margelle. Un moment, je passe juste à côté de lui. Là, je ne sais pas ce qu’il lui prend. Sans prévenir, il m’attrape par un bras et une cheville et me fait tourner dans l’air chaud de ce matin d’été, espiègle. Il me fait faire deux trois tours à belle vitesse et puis, quand mon corps passe au-dessus du bleu, il lâche le tout et  évidemment, comme une brique perdue, je tombe à la flotte.
Très drôle. Du reste tous les adultes dans le bleu ont déployé leurs gorges. Sauf que... je ne sais pas encore nager. J’ai dû avaler une ou deux bassines et j’étais déjà au fond quand on m’a récupéré par le bras…
Pourquoi ne s’est-il pas arrêté juste avant de me lâcher ? A-t-il pensé que je savais voler ? Où est-il allé chercher cette blague désopilante ? Quel sentiment étrange l’a guidé ?  Quel mauvais génie lui a parlé à l’oreille ? 

Pourquoi, ce jour là, mon grand-père m’a-t-il balancé à la flotte ?

20 commentaires:

Tilia a dit…

C'est le genre de truc qu'on fait quand on a un coup dans le nez...

chri a dit…

@ Tilia Pas à dix heures du matin, Tilia!

Anonyme a dit…

Quelle forme vous tenez depuis la rentrée,Monsieur Chriscot ! C'est le cas de le dire ! Un modèle de texte au passé.
Pas un mot de trop. Le contexte y est,l'état d'esprit des personnages,l'atmosphère.Reste le mystère du grand-père.Je connais une histoire identique une génération plus tard. Ils étaient rêches à l'époque n'est-ce pas ? Un rite initiatique ? Nos jeunes font cela à la piscine. Vous n'en avez pas développé une peur de l'eau, c'est l' essentiel.
Aujourd'hui le gosse porterait plainte peut-être...

Oo:)

Tilia a dit…

Désolée, Chri, je ne voulais pas offenser la mémoire de votre grand-père.
En lisant "on y était allés en fin de mâtinée", j'ai pensé heure de l'apéro...

chri a dit…

@ Tilia Il n'y a aucun mal, Tilia c'était une déduction logique mais non!

Brigitte a dit…

Ah oui pourquoi ? As-tu eu la réponse un jour ?
Bon week-end

chri a dit…

@ Brigitte. Non, pour jouer?

@ Oo:) Merci pour la forme et "un modèle etc"!!!
Oui, peut-être une époque où l'on s'embarrassait pas de scrupules...
Ni peur de l'eau, ni du désamour pour ce grand père là!

véronique a dit…

le soleil peut être lui a t il tapé sur la tête ... peut être s'est il dit, que comme çà vous sauriez nager d'un coup !
quel âge aviez vous ?

alors parfois il manque la musique sur vos mots Chriscot, mais là, je vois la scène comme si j'y étais ! à la rigueur on imagine un petit air mais c'est pas la peine, c'est bien comme çà ....

chri a dit…

@ Véronique Il avait, le petit garçon... disons entre six et dix. Une manière de lui apprndre à nager comme à un jeune chiot, on le balance à l'eau et il s'en débrouille!
La pédagogie du SAMU!

véronique a dit…

çà peut marcher ! une technique comme une autre, pas encore approuvée bien sûr ! car trop peu de témoignages :o(

je suis certaine que vous nagez maintenant comme un poisson dans l'eau !

chri a dit…

@ Véronique: Oui ça a marché, je nage comme une... brique!

odile b. a dit…

Eh ben le grand père, il se posait pas trop de questions, lui !... il n'y allait pas de main morte !!
Un peu comme ceux qui lancent les bébés en l'air, au-dessus de leur tête, pour les rattraper, sous prétexte que... "ça les fait rigoler" (qui ? les gamins ou eux-mêmes ???...) N'ont jamais bien regardé les grimaces ahuris des petits qui sont tout simplement morts de trouille :-/ Des trucs dont on se souvient longtemps...
J'aime cette façon que vous avez d'évoquer les souvenirs d'enfance ; on y est, dedans, mieux encore que dans un film !

chri a dit…

@ Odile Vous me faites mon plaisir du samedi!

odile b. a dit…

Rien à voir avec l'histoire du grand-père, mais ça doit être le mot "cabanon" qui me ramène à "l'ambiance"... ;-)
Mes petitous ont passé la dernière quinzaine des vacances au cabanon, dans la liberté la plus totale pour des petits parisiens d'appartement... L'un d'eux (6 ans 1/2) a subi la plus grosse perte de sa vie : la veille du départ, le mistral avait chaviré l'auvent et fait dégringoler la boîte sans couvercle où il avait stocké huit mues de cigales !!!... Son père l'a consolé en lui disant que c'était pas grave et l'a aidé à rechercher ; ils en ont récupéré sept, éparpillées au sol dans les herbes sèches poussiéreuses... De retour à la maison, en retrouvant la boîte aux trésors, il a lancé à son père, avec un air de dépit : "T'as dit que c'était pas grave, mais quand même, celle-là, celle qu'on n'a pas retrouvée, c'était la plus grosse de toutes... et tu sais, j'ai eu très envie de pleurer... mais tu sais... je me suis retenu très très fort !..."
La même semaine, sa petite soeur (3 ans 1/2) - qui, elle aussi, court après les sauterelles - avait réussi, pendant la visite guidée de la volière aux papillons, à en attraper un... Au moment de sortir, comme elle tenait une main fermée derrière son dos avec un air louche, la supercherie a été vite découverte. On lui a fait lâcher sa prise... : c'était un beau gros papillon bleu qui, une fois la main ouverte, s'est envolé péniblement... ; sur son bras, restaient encore des traces de poudre bleue... Elle a pleuré à chaudes larmes... Après la leçon de morale des parents, doublée des gros yeux de la dame de la volière, elle a dû promettre de ne plus recommencer, ce qu'elle a fait entre deux sanglots, en ajoutant qu'elle s'était frotté de la poudre sur le bras "pour voir si en faisant ça je pourrais voler moi aussi comme les papillons"... ;-)

chri a dit…

@ Odile Formidables anecdotes. L'enfance est un monde...
C'est amusant parce qu'à deux pas de chez moi s'est ouvert cet été "Le carbet aux papillons"... Je n'y suis pas zencore allé!

clo a dit…

J'ai connu ça dans mon monde ,des adultes qui jetaient les mouflets a l'eau ,histoire de voir si on pouvait apprendre a nager en moins de 60secondes ..une chance sur deux...:)
Je suis heureuse de constater que vous avez surnagé vous aussi a ces méthodes musclées..jolie démonstration de tendresse grand-paternelle.:)je veux parler de votre texte bien sur..sous votre plume même les choses désolantes prennent un petit air de fête..

Vous souhaite un bon dimanche..:)

clo a dit…

Et merci a Odile pour ses jolies anecdotes..:)

chri a dit…

@ Clo Ainsi vous l'avez sentie la tendresse pour le balanceur! Merci à vous! Bon dimanche aussi

Anonyme a dit…

5 ans, ou à peu près, mon grand père m'envoie en mission chercher le fil à couper le beurre... Pour celui là j'aurais soulevé nos collines avec mes petits bras ! Me voilà partie à sa recherche chez maman, tonton, tata, les autres grands parents, les voisins... J'ai découvert plein de choses jusque là inconnues dans les yeux des adultes ! Et désolée, je reviens vers lui avec au coeur la peine de le décevoir et les mains vides...
On était le 1er Avril et je lui en avait fait un à ma mesure bien sûr... Le sien avait plutôt l'allure d'une baleine !

chri a dit…

@ M Merci à vous de cette anecdote là. Les adultes ont de ces idées, parfois. Il m'envoyait là-bas voir s'il y était...
J'y allais, bien sûr...

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