05 septembre 2013

Aux coins!


Pour les impromptus littéraires. Le thème imposait de citer les quatre points cardinaux.

On faisait du bon Nord depuis environ une semaine quand c’est arrivé. En plein après-midi, d’un coup pendant qu’on dormait ou pas loin. Il faut dire qu’il faisait une chaleur accablante. Heaven’s, une goélette de belles lignes au roof en acajou, filait bon train sous pilote. Et pour une fois, aux dires de Paul le skipper dans ce coin, c’était plutôt rare. Enfin, ça tapait bien un petit peu mais après les endroits où nous étions passés, après avoir connu ce que nous avions connu, rien de bien méchant. On faisait désormais partie de ceux qui en ont vu d’autres. Et ça nous plaisait. L’un était affalé en bas sur sa couchette et ronflait, l’autre alangui sur le pont sur un matelas de mousse, le troisième tout à l’avant du bateau faisait… essayait de faire une lessive et moi, j’étais à la barre mais je ne touchais à rien, je lisais. Je levai bien de temps en temps la tête pour jeter un œil sur le mat, pour qu’il ne pense pas qu’on ne s’occupe pas de lui, qu’il ne se vexe pas mais en vérité, je me la coulais franchement douce. Je crois même qu’il m’arrivait de m’endormir de temps en temps.
A ma décharge, nous étions sur le chemin du retour et la tristesse commençait gentiment à nous saisir les chevilles. Nous devions rentrer mais aucun de nous n’en avait vraiment envie. Nous venions de passer les dix mois les plus merveilleux de notre existence. Dix mois entre mer et ciels, dix mois entre gens de belle compagnie, dix mois hors du monde et des ses tragédies épouvantables. Dix mois d’autruches…
Donc tout ce petit équipage naviguait tranquillement, en pères peinards… quand c’est arrivé. Ça n’a pas duré très longtemps, ça a même été plutôt bref, mais d’une violente et terrible intensité…
En quelques secondes, avec ce chambardement, ils étaient revenus au monde, ils avaient tout déballé et ça n’avait pas été joli joli à entendre. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, ils avaient refait surface au monde réel et à ses tragiques vérités.
Plus rien ici ne serait comme avant… Tout était laminé, broyé. Il avait fallu qu’il l’ouvre. Du dedans du bateau. Il lui avait suffi de deux trois phrases pour mettre le feu aux poudres. Il savait bien pourtant qu’il valait mieux se la fermer, mais non, il n’avait pas pu s’empêcher de parler. Il s’était tenu jusque là et puis ça avait été plus fort que lui, il avait lâché…
Et voilà l’affligeant résultat.
Tout était bouleversé. Le fragile équilibre s’était bel et bien cassé la gueule dans un fracas tonitruant. La preuve c’est que chacun allait reprendre sa route et repartir d’où il venait mais avant cela il faudrait accoster. Unanimement ils ont décidé très vite de faire de l’Est pour en déposer trois sur l’archipel le plus proche seulement distant de quelques miles. L’un remontera vers le Nord, deux redescendraient au Sud. Tous  finiraient le voyage dans un silence glacé, ils n’échangeraient plus rien. Mais désormais le silence serait lourd alors qu’il y a quelques jours, il était encore fait de plume. Le bateau, lui regagnerait l’autre continent en tirant de l’Ouest barré par un homme seul.
Ainsi, ce qui avait été une belle aventure finirait dans un souffle éparpillée, dispersée, fragmentée comme au cœur d’une explosion terrassante.
Les quatre ventilés aux quatre coins de la terre.
A jamais irréconciliables.
On avait récupéré le bateau vide, un mois après, drossé sur les côtes. Sans doute avant de passer par dessus bord en plein océan, le dernier qui restait avait écrit une énigmatique dernière phrase sur le livre de bord qu’on avait retrouvé enveloppé dans un sac étanche:

« Comme ils n’avaient pas été conciliants, en punition, le Sort les avait envoyés aux quatre coins cardinaux… »



6 commentaires:

Michel Benoit a dit…

Franc-maçons trois points
Cardinaux quatre
Chacun son compte
Un point c'est tout

Brigitte a dit…

Dur dur le retour ...

M a dit…

Ben voilà ! Ciselé... J'étais perplexe :-)
Ne pas confondre Dix mois et Dis nous !

chri a dit…

@ M Ce qui est bien c'est qu'ici on peut y revenir et y travailler... Le premier manquait sans doute de pistes... Ici, j'ai semé davantage de petits cailloux...

Anonyme a dit…

Oui, je crois voir les petits cailloux: ce ne sont pas nos 2 kayaks sur la Dordogne?!Une stupide dispute? Ah Chriscot, tu en fais une tragédie ordinaire avec beaucoup de réalisme! Tu redonnes un peu d'épaisseur humaine à cette triste médiocrité: c'est gentil et c'est de l'art!
Tu nous sauves de la malveillance!
Pétard ,qu'est-ce qu'on aurait envie de râler sur eux sinon !!!
Mamy

chri a dit…

@ Mamy Merci merci Mamy que cette douce bienveillance m'est pommade :-)

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