C’est la lumière jaune du premier bar ouvert à des lieues et des lieues qui l’avait attiré dans ce port de pêche perdu d’un pays du Sud. Avant d’entrer, il avait tourné autour de cette lueur avec des milliards d’insectes, comme lui perdus, attirés et éblouis.
Il avait roulé deux jours et deux nuits sans pratiquement descendre de la bagnole. Il ressentait un mal de dos à vieillir assis et un mal de nuque de peintre de Sixtine.
Le cendrier débordait de mégots de blondes et ses yeux étaient autant rougis par la fumée que par le fait de regarder devant lui pendant toutes ces heures. Il avait traversé trois pays de long en long, mais il ne pouvait en dire qu’une chose: Les routes y sont à plusieurs voies, rarement cinq, souvent moins.
Il aurait aimé savoir pour quelles raisons il se trouvait là. Il avait beau chercher, pas une seule de celles qu’il trouvait ne le contentait vraiment. Alors, il s’est contenté d’y être. Il a coupé le moteur après s’être garé sur la place baignée des odeurs et des bruits qui venaient du bar. On y entendait des éclats de voix, des bouts de mélodie et des tintements de verres. On devait y parler en buvant, là-dedans. Tout ce dont il avait besoin : écouter et boire. Pour éponger la solitude et la soif. Il est sorti en laissant les clés sur le contact. Il aurait presque aimé qu’on la lui vole celle-là. Ç'aurait été, au moins, un signe un peu clair. Il a traversé la place en étirant ses muscles noués, en se frottant la nuque douloureuse, en se redonnant vie, en s’approchant du jaune.
L’air était humide et tiède comme une serviette de restaurant japonais. Il a poussé la porte, un nuage de fumée lui a emballé le visage, il a marqué un temps, puis il est entré. Pas un regard ne s’est tourné vers lui. Comme partout ailleurs. Il y avait là-dedans beaucoup de jeunes gens beaux, garçons et filles. Il fut surtout sensible à l’étrange beauté des filles. La plupart étaient brunes, souriantes, le regard noir, la peau mate. Il s’est senti plongé dans un sac de grains de cafés avenants. Elles étaient habillées légèrement. Dans cet endroit, on voyait moins de tissus que de sourires. Les garçons parlaient fort. Les garçons parlent toujours trop fort quand il s’agit de séduire. S’ils savaient...
Il repéra un tabouret vide, au bout du comptoir, près d’une lampe à l’abat-jour orange. Il s’y rendit en fendant la fumée, les regards et les bruits. Il ne sentit toujours aucun regard dans son dos. Avait-il seulement quelque chose de remarquable à part son air de cocker froissé. Une fois grimpé sur le tabouret (toujours un peu trop hauts ces trucs là, pour un gars comme lui...) c’est une voix chaude et chantante qui a déboulé dans ses oreilles. Il n’a rien compris de ce qu’elle disait mais son timbre était tellement renversant qu’il a eu le bon réflexe de ne pas tourner la tête vers elle, juste pour l’entendre répéter... Elle a remis ça. Il s’est douté qu’elle lui demandait ce qu’il voulait boire. Là, il a cherché à voir la voix. Son tabouret a vacillé. Il n’a vu que deux yeux d’un vert tendre comme des feuilles d’Avril, des lèvres ourlées de rouge, le tout encadré par des cheveux noirs coupés très courts. Lui, là, il était face à la plus jolie fille qu’il n’avait jamais vu. Ça a effacé d’un coup tous les kilomètres qu’il avait sur le dos. Le choc passé, il l’a admirée. Comme les autres serveuses, elle était habillée d’une petite robe noire assez décolletée et d’un boléro rouge lèvres. Son regard clair était malicieux et souriant et son âme devait l’être aussi ou alors, c’était à désespérer de tout. Elle s’était agrafée au visage un demi-sourire moqueur et dans le tumulte ambiant, elle a attendu patiemment qu’il lui réponde.
Il lui a dit qu’il voulait une bière, n’importe, mais du frais. Elle s’est déplacée avec grâce comme si les étoiles dépendaient d’elle. D'ailleurs, les étoiles devaient dépendre d'elle.
Je n’ai pas roulé pour rien, s’était-il dit en la regardant faire. La peau chocolat au lait de ses longues jambes lui a fait tourner le regard. Un bellâtre blond costaud à l’autre bout du comptoir lui a lancé les yeux chamboulés : « Paola, tu sais que tu es belle, toi ? » Avoir bon goût n’empêche pas d’être vulgaire. Il a passé le reste de la soirée à lui courir après de sa voix éméchée. Il aurait du sentir qu’il l’agaçait profondément. Il n’a rien compris à rien. Un type saoul, quoi.
Ecoeuré du cirque de l’autre, après la bière il a demandé s’il pouvait manger quelque chose. Paola lui a apporté une appétissante petite assiette de tapas. La vérité, c’est que servi par une fille pareille, il aurait trouvé bon à peu près n’importe quoi. De temps en temps, elle le fixait et lui faisait une grimace de la bouche en désignant le saoul. Vers le milieu de la nuit et quelques bières plus tard, il n’y eut plus qu’eux trois dans la salle. Il sortit un stylo de sa poche et sur la nappe, il écrivit : « Paola, tous les hommes ne boivent pas autant. » Bien sûr c’était un peu prétentieux, mais sa seule excuse c’est qu’il le pensait sincèrement. Il laissa traîner le papier su le comptoir.
A l’un de ses passages, elle répondit : « Keske c otan ?
Il n’a pas su répondre. Elle a souri, puis sur le papier, elle a écrit :
« Vou vien de louin ? »
Dans le jaune enfumé, il n’y avait plus qu’eux deux et la musique. Elle a sorti une bouteille de derrière le bar, deux verres, un gros feutre noir et elle a franchi la frontière du comptoir. Elle est allée s’asseoir à une table vide où seule une nappe avait été posée. Il l’a rejointe et s’est assis à son tour en face d’elle. Alors, elle s’est mise à parler très vite en dessinant sur la nappe. Il ne comprenait rien à ce qu’elle disait mais il s’en foutait. Elle a tracé deux continents, un océan entre, un archipel, une île, des cargos, des ports, des villes, un trajet en pointillé reliant le tout, des gens sous lesquels elle mettait des prénoms, une petite fille qu’elle a nommé Paola. Très vite la nappe fut trop petite, elle en a attrapé une autre sur laquelle elle a dessiné un pays en guerre, des avions bombardant des villages, des gens en fuite, des croix dans des cimetières, d’autres villes, d’autres gens... Tout ce qu’il peut y avoir dans des histoires d’hommes ou de femmes. sur cette terre déglinguée... Entre deux nappes, elle est allée chercher des feutres de couleur, puis elle a continué. Des cœurs noircis et des grands points d’exclamation, des larmes sur des visages et des rires éclatants et elle continuait de parler en chantant et de chanter en parlant. De temps en temps, il remplissait les deux verres et il la regardait faire. Elle y posait tout, elle lui offrait tout. Quand une était farcie de signes, elle la posait par terre à la suite de la précédente Elle a dessiné vingt cinq ans d’existence agitée. Elle a attaqué la quatrième nappe et elle y a tracé la place et le bar jaune. La bouteille était vide. Avant de se lever pour aller en prendre une autre, elle n’a pas trop mal réussi la bagnole puis la silhouette d’un type fatigué qui en sortait. Elle s’est levée, elle a contemplé les quatre nappes et de sa voix renversante, elle a dit :
« Voilà. Et toi, vous vien doù ? »
Elle a posé ses coudes sur la table devant une nappe, vierge, lui a tendu les feutres, elle a posé son menton dans ses mains et elle a attendu.
En prenant les feutres, il a laissé tomber :
« Moi, je viens de sales moments, moins durs que les tiens mais sales quand même»
« C’est où, salmoman ? C’est loin ? »
Il n’a eu besoin que de quelques traits pour se raconter. La main moins habile ? Les souvenirs plus flous ? Pas l’envie de nommer ? De se livrer ? Elle n’a pas insisté.
Quand il a reposé les feutres, ils ont punaisé les dessins sur le mur blanc, les uns à la suite des autres, puis ils se sont reculés jusqu’au mur derrière. Leurs deux histoires en face d’eux. Ils ont trinqué pour un dernier verre.
Dehors, le jour s’était levé, il étendait au-dessus de la place un voile de tulle rose pâle.
Ils sont sortis du bar après qu’elle ait éteint les lumières, elle a fermé la porte à double tour. Quelques étoiles s’accrochaient encore aux rideaux noirs du ciel. Ils ont marché sans rien se dire jusqu’à sa voiture.
Avant d’y monter, il lui a saisi les deux mains et, dans le creux de chacune, il a posé un baiser léger pourtant chargé de toute la tendresse du monde. Il faut croire à cette idée de légèreté.
Elle ne lui a pas demandé de rester un peu. Il n’a pas osé lui dire je n’ai rien à faire, je peux m’arrêter quelques jours ou quelques années. Elle avait sans doute peur d’entendre non, et lui... pareil. C’était aussi bien qu’ils en restent à des possibles.
Ils se sont quittés en se disant qu’ils allaient continuer, chacun de leur côté, matière à dessins.
Dans le silence de la place, après l’avoir saluée d’un geste de la main, il a fermé le poing comme pour y emprisonner les heures de la nuit qu’ils venaient de vivre.
Sans le regarder partir, elle a fait demi-tour, les bras tendus le long du corps.
Elle aussi a fini par serrer ses deux poings... De colère.
9 commentaires:
il est tard la fatigue devrait se faire sentir, pourtant non !je vous lis et ça me repose !
à midi pour l'apéro je demanderai un "jaune" avec un sourire d'idiot ,le poing fermé sur mes pépites de la nuit!
@Amichel: Je suis content de bien meubler vos nuits!
Un mal de nuque de peintre de Sixtine...
Une déserrance...
Merci pour ce texte
@La bacchante je suppose que cela doit faire très mal à la nuque!
Merci pour ce que vous en dites!
C'est vraiment une histoire riche avec une belle écriture. Il y a un site qui s'appelle www.bonnesnouvelles.net qui recense tous les concours de nouvelles auxquels on peut s'inscrire.
Moi je trouve qu'une histoire comme celle-là devrait être soumise à un concours de nouvelles, elle gagnerait un prix ou alors c'est que les jurys sont incompétents ou vendus. Allez, faut y aller, c'est trop beau !
Vraiment !
Il faut que ton écriture sorte de la confidentialité !
@Nathalie: Merci à vous!
Mais ici, ce n'est pas si confidentiel!
Je m'en suis souvenu dès les premières lignes. Et je sais que j'ai souri comme lorsqu'on sait que ça va être bon.
Et j'avais bien raison.
slv
@Slev Oui, oui, je les remets en vitrine, ici, un peu...
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