Cela faisait bien six mois qu'il n’avait plus rien lu d’elle. De son avocat, oui, il avait eu de quoi lire, et pas du meilleur, mais de sa main à elle, rien. Pas même un coup de fil… (Une expression de vieux, ceci dit. Il y a, en effet, belle lurette qu'on ne donne plus de coup avec aucun fil...). Des bruits courraient en ville sur l’éventuelle possibilité d’une réconciliation, mais il se gardait bien de leur accorder le moindre crédit. Tant qu'il n’aurait pas vu, de ses yeux vu, une camionnette de déménagement entrer dans l’allée et deux gaillards en sortir pour lui demander où remettre l’armoire normande de la grand-mère qui, lors de son départ, avait laissé une trace béante et jaunie sur le mur de la chambre, il n'était pas question pour lui de tirer un seul plan sur aucune comète. Pas d’armoire, pas de reprise de vie commune. Six mois avaient suffi pour qu'il se glisse dans la peau d’un Saint Thomas soupçonneux. Ce n’est pas qu'il ne voulait plus y croire, mais c'est qu'il ne pouvait pas y croire. D’elle, il avait fini par s’attendre à tout sauf à ça. Hors de question qu'il se laisse gagner par un enthousiasme de premier communiant dont il savait qu’il lui poignarderait le dos à la première occasion. Et il en avait un peu soupé des coups de couteaux. Cette lettre lui proposait un rendez vous pour la semaine suivante dans un endroit où ils avaient, avant tout ça, l’habitude d’aller. Un hammam sauna restaurant, "L'ENGRAMME"©, qui s’était monté dans la zone commerciale, un repère de bobos stressés en mal de papouilles. Dans le restaurant ultra tendance, des fans de Tom Cruise, assis sur des coussins remplis de noyaux de cerises, mangeaient, enfin, avalaient devrait-on dire, pour des sommes astronomiques, des galettes de soja, de riz soufflé à l'air du Népal, des légumes cuits à la vapeur sèche (?), des poissons affamés bios, des lasagnes de carottes crues au gingembre, des boulettes de Dim Sum, du riz farci à la crevette pêchée au pied, enfin ce genre de truc. Un des musts, la chose pour laquelle on se battait pour réserver une table dans cette infâme gargotte était la carte des eaux minérales, il y en avait quatre cent cinquante trois au dernier pointage... On y buvait aussi des jus de kiwis, d'ananas, de figues de barbarie, de kumquat et même de navets mais au paprika, apportés par des serveuses aux sourires évadés, vêtues des toges orange des moines bouddhistes. Le coup de génie c'était le pèse personne géant en guise de palier (il affichait votre poids en lettres d'or clignotantes dans la salle dès que vous posiez le pied dessus) et des balances de cuisine sur toutes les tables (ils avaient même édité un fascicule avec la tare des assiettes...) le tout était enveloppé dans une musique tibétaine, répétitive et lancinante qui coupait l'appétit aussi sûrement que les photographies d'obèses, d'une artiste conceptuelle et anorexique, exposées sur tous les murs. Et, bien entendu, les verres étaient gradués. Heureusement qu'il restait le hammam, les saunas et les massages. Dans la proposition de rencontre, il s'est refusé, malgré lui, à voir l’augure, pourtant claire, d’une relation qui, comme la planète, se réchaufferait. Comme c’est aussi dans cet endroit qu’elle lui avait annoncé qu’elle allait le quitter, il n’a pu y voir que l’expression toujours présente de son goût prononcé pour la douche, de préférence écossaise. Elle, qui, lorsqu'ils fricotaient encore ensemble, avait passé la majeure partie de son temps à souffler le chaud et froid sur sa vie, ainsi, continuait. Qu’elle n’ait guère changé malgré ces six longs mois le rassurait, il était en terrain connu. Malgré tout, dans un réflexe un peu stupide, il a jeûné une bonne partie de la semaine précédent le rendez vous, son départ ayant, durant l’hiver, laissé quelques traces et pas seulement sur son front. En vrai, depuis cette lettre, il n'a plus été capable d’avaler rien d'autre que sa salive. Ah, il s'est, durant ces quelques jours, acheté un rasoir six lames, un jean vieilli et une chemise un peu ample et dans le coup histoire de se refaire une allure ainsi qu'une paire de chaussures, avec lesquelles il dormait la nuit, pour que le tout n’ait pas l’air trop neuf. Ainsi, pensait-il mettre toutes les chances de son côté et n’être responsable de pas grand-chose au cas très probable où ça partirait en digue digue. Bref, il voulait ne rien avoir à se reprocher. Ce fut une catastrophe. Elle est arrivée une bonne heure en retard, il en a donc passé deux (il était là une heure avant) sur le parking à griller cigarettes sur cigarettes, à mâcher chewing-gum sur chewing-gum. Bien sûr, il a fait mine de partir trois fois. Après chaque tentative, il a regaré sa bagnole, la mort dans l’âme. Le boisseau de puces qu'il a eu dans l’oreille a doublé de volume quand il a vu qu’elle ne conduisait pas son engin, mais que le pilote avait une sale tête de bellâtre italien et portait sur son aquilin nez des lunettes noires de Présidant de République des années frics... en pleine nuit... Les choses se compliquaient encore davantage, ce salopard était bel homme. Il aurait préféré qu'il soit moche, il se serait senti plus fort. On a tous ses faiblesses. Sa denture d'un blanc étincelant illuminait le pare-brise et était sans doute la raison des lunettes de crétin.
Elle en est sortie en riant d’un rire qui a d’un coup envahi tout le parking. L'autre venait de lui en raconter une bien bonne certainement entendue sur Rires et Chansons. Fendant l'air tiède, elle s’est approchée de sa voiture son sac à main négligemment jeté sur l'épaule. Elle a ouvert la portière avant gauche et s’est laissée tomber sur le siège du passager (c’était le cas de le dire) et elle l’a regardé.
Puis, dans un souffle, elle a laissé tomber :
Elle en est sortie en riant d’un rire qui a d’un coup envahi tout le parking. L'autre venait de lui en raconter une bien bonne certainement entendue sur Rires et Chansons. Fendant l'air tiède, elle s’est approchée de sa voiture son sac à main négligemment jeté sur l'épaule. Elle a ouvert la portière avant gauche et s’est laissée tomber sur le siège du passager (c’était le cas de le dire) et elle l’a regardé.
Puis, dans un souffle, elle a laissé tomber :
___Des bruits courent en ville, tu es au courant ? Il a menti en bredouillant:
___Non... Et qu’est ce qu’ils disent, ces bruits ?
___ Que je pourrais avoir l'idée de revenir. Qu’en penses-tu ?
Un quart d’heure après, il a fini par lui dire le plus sèchement possible mais avec un brin de tendresse dans la voix (ce qui n’est pas si facile, essayez, si vous y arrivez, je vous paie un verre de jus de céleri) :
___Soit tu m’embrasses, soit tu t’en vas. Cela lui semblait concis et facile à comprendre. Que croyez vous qu’elle fît ? Elle s’est levée doucement, a refermé d’un geste son manteau qui, en s'ouvrant, avait laissé ses jambes nues, elle s’est approchée de lui presque au ralenti et a déposé un baiser chaud et pesant sur le coin de ses lèvres. Puis elle est sortie, lui a lancé un dernier regard, glacé, elle a tourné le dos et a disparu. Après ça, il fut incapable de dire ce qui est arrivé. D’elle, il n'a plus vu que sa main droite qui s’agitait dans l’air, par la fenêtre ouverte de sa voiture. Somme toute, il n'était pas mécontent de lui, il n'avait pas eu tort de se méfier… Il se souvient seulement de s'être gavé, avec un ou deux jus de fenouil, d'une grosse plâtrée de carottes... cuites et râpées... C'est un peu plus tard dans la nuit, dans la brasserie "AUX SAIGNEURS"©, devant un tartare frites, qu'il a commandé la première bouteille de Bordeaux. Ils y étaient, la poudre, enfin embrasée, allait, maintenant parler... Et c’est le beau mec qui serait la cible d'échauffement, c'est sur lui qu’allaient tomber les premières salves. C'est lui qui commencerait à payer. Il allait s'y atteler, avec rigueur et détermination tout en sachant que dans une guerre il n'y a jamais de vainqueur, il était prêt à perdre à la seule condition de faire mal. Il en avait simplement marre d'être dans le camp de ceux qui reçoivent, il souhaitait juste, pour une fois, tenir le bon bout du manche, pour voir ce que ça faisait. Bien sûr qu'il s'en voulait un peu de cette régression mais il en avait tellement besoin. Pour accomplir sa misérable vengeance, il allait, d’abord, s’en prendre à sa voiture. Il y avait gros à parier que ce crétin aux dents blanches navigue dans un quatre quatre flambant neuf, avec un pare-troupeau de buffle à l'avant et un jerrican vide (en cas de conflit mondial?) à l'arrière, qu’il y attache une importance démesurée, qu’elle fasse partie de sa panoplie, qu'elle en soit un de ses attirails. Il y aurait, ainsi, en plus, une caution écologique à cette lutte, désormais sans merci. D’une pierre deux coups.
Pour avoir son adresse ce fut un jeu d’enfant. Il habitait dans un de ces quartiers du centre ville, remis à neuf après en avoir expulsé les vieux habitants, les avoir remisés en banlieue profonde où ils croupissaient maintenant esseulés, abandonnés. Un des ces endroits où, tenu en laisse par un Jack Russel Terrier, il est si tellement chic de faire le marché so pittoresque du dimanche matin, juste après le brunch pris en terrasse, avec ses, so cute, compagnons de classe, à reparler de la soirée "Bouches et oreilles" de la veille. Le tout, surtout, sans que sa peau n’ait reçu le moindre coup de lame, les cheveux mal coiffés, vaguement fagoté d’un jogging presque blanc, informe, mais de marque, comme en portent les chanteurs à la mode et les animateurs de télé, paparazzés à longueur de colonnes dans les torchons qu’on peut lire sur les tables basses des coiffeurs, de ceux qu'on y interview avec la déférence et le respect, autrefois réservés aux Nobel de médecine. On y lisait, ébahi que la pluie ça mouille et que la guerre c’est sale avec ce ton déglingué de ceux qui découvrent que le feu ça brûle…
Le monde marchait sur la tête mais le moins qu'on puisse dire c'est que tous n'avaient pas le même chausseur et certains en avaient oublié leurs cervelles...
Pour avoir son adresse ce fut un jeu d’enfant. Il habitait dans un de ces quartiers du centre ville, remis à neuf après en avoir expulsé les vieux habitants, les avoir remisés en banlieue profonde où ils croupissaient maintenant esseulés, abandonnés. Un des ces endroits où, tenu en laisse par un Jack Russel Terrier, il est si tellement chic de faire le marché so pittoresque du dimanche matin, juste après le brunch pris en terrasse, avec ses, so cute, compagnons de classe, à reparler de la soirée "Bouches et oreilles" de la veille. Le tout, surtout, sans que sa peau n’ait reçu le moindre coup de lame, les cheveux mal coiffés, vaguement fagoté d’un jogging presque blanc, informe, mais de marque, comme en portent les chanteurs à la mode et les animateurs de télé, paparazzés à longueur de colonnes dans les torchons qu’on peut lire sur les tables basses des coiffeurs, de ceux qu'on y interview avec la déférence et le respect, autrefois réservés aux Nobel de médecine. On y lisait, ébahi que la pluie ça mouille et que la guerre c’est sale avec ce ton déglingué de ceux qui découvrent que le feu ça brûle…
Le monde marchait sur la tête mais le moins qu'on puisse dire c'est que tous n'avaient pas le même chausseur et certains en avaient oublié leurs cervelles...
Lui qui avait une sainte horreur des piqûres, il n’y est pas allé de main morte. Avec son poinçon, il a crevé un pneu de chaque quatre quatre de la rue. Excepté pour un des engins, qui arborait un autocollant "Votez Bayrou" sur la vitre. Il lui en a crevé deux, ça lui apprendra, au François, à vouloir nous faire avaler qu'il veut épargner ET la chèvre ET le loup ET contenter Mr Seguin...
Ce fut un tel bonheur d’entendre dans la rue déserte le chuintement de l’air à qui il rendait sa liberté qu’il manqua d’en hurler de plaisir. Dégâts collatéraux et punition collective s’est-il dit pour se dédouaner. On ne fait pas d'aveugle sans casser des yeux... Avec un peu de chance on mettrait ça sur le compte d’une tribu d’écolos acharnés. Il pensa avec émotion à celui qui lui devrait une fière chandelle, le vendeur de pneus du quartier. Il pourrait prendre cinq minutes pour le bénir, celui-là. Surtout qu’il avait bien l’intention d’y revenir un soir ou deux, histoire de bien enfoncer le clou. Une bonne chose de faite. Ah, ils allaient les ravaler leur morgue et leur mépris, ces libéraux égocentriques, devant leurs engins posés sur la rue comme des morses alanguis, échoués sur des banquises boueuses… Ah, ils allaient devoir le rabattre un peu, leur caquet, ces publicitaires, golden-boys de mes genoux, leurs crics à la main comme des pintades devant un rubik cube… Ah, ils allaient devoir les salir un peu, leurs costumes Miyaké à deux mille euros, ces cadres imbéciles qui garaient, pressés, les pares buffles de leurs engins sur les trottoirs parce qu'ils travaillent, eux, ils ne glandent pas, eux.
Il serait là, le lendemain à les regarder faire, à les voir se débrouiller pour changer ce pneu vidé d'air, comme eux, de leur prestance. Peut-être même qu’il leur donnerait un coup de main, juste pour les faire monter en température et en rajouter contre ces cons qui ne respectent rien, pas même leurs quatre quatre adorés…
___ "Mais non, je t’assure, j’ai le temps, je suis chômeur…"
___ "Merde, merde, j’ai un déjd'aff hyper important à "L’ENGRAMME"© et ce n’est pas la porte à côté, tu peux me croire…"
Dans le lot, il y aurait bien le salopiot qui fait si bien rire son ex. Il essayerait de le repérer puis il reviendrait s’occuper de sa bagnole, d’elle seule et cette fois il lui ferait tous les pneus, les cinq. Oui, la roue de secours avec. Pas de quartier, avait-il décidé. Elle, son tour viendrait un peu plus tard, mais elle ne perdait rien pour attendre...
Il est revenu sur zone, le lendemain. Ils les a vus, en jubilant changer leurs pneus en râlant, pestant, soufflant, grognant, se salissant. Puis, le soir même, avec une bouteille pleine d’un mélange d’huile de vidange et de peinture glycéro rouge avec lequel il a copieusement arrosé la carrosserie de son rival. Avec un peu de chance, ça aurait séché dans la nuit, il pourrait tenter de l'exposer à la FIAC comme une oeuvre d'art... Il lui fallait vite finir le travail commencé avant que les autres ne s’organisent en milice pour surveiller leurs engins. C’était leur genre. Morgue et suffisance, ne supportant pas qu’on s’arque boute (archaïsme rétrograde) sur les avantages acquis (de haute lutte) mais dès qu’on touchait à leurs biens, ils devaient être capables de s’organiser pour les défendre becs et ongles. Sans voir plus loin, Versaillais jusqu’aux bouts de leurs nez.
Le coup des voitures, c’était juste pour s’échauffer. Elle l’a bien compris. Quand elle l’a appelé, au deuxième soir de la campagne, elle lui a juste dit :
" Dis, est ce que vraiment, tu te crois malin ? " Puis elle a raccroché. Mince, une fois de plus elle avait pris un coup d’avance, une fois de plus elle avait repris la main. Et de quelle manière! Sans hurlement, sans menace, sans violence. Il ne s’en sortirait pas, avec quelqu’un comme elle, quelqu’un comme lui avait perdu bien avant que la bataille ne s’engage pour de bon. Il lui fallait accélérer la charge, monter au créneau, forcer la chance. Il passerait sans tarder à la phase suivante. Le lendemain, il irait l’attendre à la sortie de son boulot et lancerait la machine, il ne pouvait plus reculer, il était allé trop loin pour faire marche arrière, pour battre en retraite. Il a mal dormi, c'est-à-dire qu’il n’a pas fermé l’œil. Il a tourné, viré, il s’est relevé plusieurs fois, il a fini une bouteille entière. De blanc. Le matin dans un brouillard nauséeux, il a avalé un Alka seltzer, deux Spasfon, trois bouteilles de Vichy Célestins. Il a passé quelques coups de téléphone pour s’assurer de la bonne marche de son affaire et de certains appuis précieux. Il a pris une douche, aussi. Vers onze heures, c’est un homme froissé, mais déterminé et serein qui est entré « Aux Saigneurs ». Il s’est engouffré une andouillette (cinq A) pommes sarladaises, une demi de côte du Rhône et un café sucré. Il lui restait trois heures à tuer avant de tout lancer, elle finissait vers cinq heures. Il n’était qu’à quelques stations de métro de son travail, mais il a choisi de faire le trajet à pied. Il avait mis son ancien jean, une vieille paire de chaussures et un polo sans manche, le printemps redevenu clément le permettait.
Vers 16h45 il s’est assis sur le banc, en face de l’immeuble d’où elle sortirait. Il s’en est fumé une, calmement. Quand il l’a vue débouler, pressée, il s’est levé et s’est avancé vers elle. Et d’un coup, ce fut comme un lavabo qui se vidait. Plus la moindre once de haine et de ressentiment… Plus aucune trace d’agressivité envers elle… Tout l’avait quitté. Tout s'était échappé. Elle s’est approchée de lui, le visage déformé par l’inquiétude, comme un boxeur à l'appel de la cloche, du genre : « Que va-t-il donc encore inventer ? Que prépare-t-il ? » Il a seulement pu dire :
" Ecoute, je ne sais pas ce qui se passe, j’étais venu pour te faire une belle saloperie mais voilà, c’est parti. Plus rien. Je n’ai plus envie de rien de mal vis-à-vis de toi. Là, de suite, ça vient de s’en aller. Je ne comprends pas bien, je ne comprends pas tout, mais je te demande de me croire. Heu, je peux t’embrasser ?" Le tout enveloppé dans un grand sourire à ruban rouge. Là, il l’a cueillie. A froid. Elle n’y a pas cru, de suite. Elle a regardé autour d’eux, au-dessus, devant, derrière pour essayer de deviner d’où allait tomber la première roquette, mais rien. Après un long moment, elle a fini par se détendre. Ils se sont parlé de tout et de rien, ils se sont donné des nouvelles, ils se sont même raconté pour qui ils allaient voter, comme ils n'étaient pas tout à fait d'accord, ça a duré un peu, puis ils se sont embrassés à la frontière du chaleureux et se sont dits quelques banalités avant un: "A bientôt ?" et même un: "Veille sur toi..." puis un: "Essayons, maintenant, d'être heureux..." presque tendre...
Il est revenu sur zone, le lendemain. Ils les a vus, en jubilant changer leurs pneus en râlant, pestant, soufflant, grognant, se salissant. Puis, le soir même, avec une bouteille pleine d’un mélange d’huile de vidange et de peinture glycéro rouge avec lequel il a copieusement arrosé la carrosserie de son rival. Avec un peu de chance, ça aurait séché dans la nuit, il pourrait tenter de l'exposer à la FIAC comme une oeuvre d'art... Il lui fallait vite finir le travail commencé avant que les autres ne s’organisent en milice pour surveiller leurs engins. C’était leur genre. Morgue et suffisance, ne supportant pas qu’on s’arque boute (archaïsme rétrograde) sur les avantages acquis (de haute lutte) mais dès qu’on touchait à leurs biens, ils devaient être capables de s’organiser pour les défendre becs et ongles. Sans voir plus loin, Versaillais jusqu’aux bouts de leurs nez.
Le coup des voitures, c’était juste pour s’échauffer. Elle l’a bien compris. Quand elle l’a appelé, au deuxième soir de la campagne, elle lui a juste dit :
" Dis, est ce que vraiment, tu te crois malin ? " Puis elle a raccroché. Mince, une fois de plus elle avait pris un coup d’avance, une fois de plus elle avait repris la main. Et de quelle manière! Sans hurlement, sans menace, sans violence. Il ne s’en sortirait pas, avec quelqu’un comme elle, quelqu’un comme lui avait perdu bien avant que la bataille ne s’engage pour de bon. Il lui fallait accélérer la charge, monter au créneau, forcer la chance. Il passerait sans tarder à la phase suivante. Le lendemain, il irait l’attendre à la sortie de son boulot et lancerait la machine, il ne pouvait plus reculer, il était allé trop loin pour faire marche arrière, pour battre en retraite. Il a mal dormi, c'est-à-dire qu’il n’a pas fermé l’œil. Il a tourné, viré, il s’est relevé plusieurs fois, il a fini une bouteille entière. De blanc. Le matin dans un brouillard nauséeux, il a avalé un Alka seltzer, deux Spasfon, trois bouteilles de Vichy Célestins. Il a passé quelques coups de téléphone pour s’assurer de la bonne marche de son affaire et de certains appuis précieux. Il a pris une douche, aussi. Vers onze heures, c’est un homme froissé, mais déterminé et serein qui est entré « Aux Saigneurs ». Il s’est engouffré une andouillette (cinq A) pommes sarladaises, une demi de côte du Rhône et un café sucré. Il lui restait trois heures à tuer avant de tout lancer, elle finissait vers cinq heures. Il n’était qu’à quelques stations de métro de son travail, mais il a choisi de faire le trajet à pied. Il avait mis son ancien jean, une vieille paire de chaussures et un polo sans manche, le printemps redevenu clément le permettait.
Vers 16h45 il s’est assis sur le banc, en face de l’immeuble d’où elle sortirait. Il s’en est fumé une, calmement. Quand il l’a vue débouler, pressée, il s’est levé et s’est avancé vers elle. Et d’un coup, ce fut comme un lavabo qui se vidait. Plus la moindre once de haine et de ressentiment… Plus aucune trace d’agressivité envers elle… Tout l’avait quitté. Tout s'était échappé. Elle s’est approchée de lui, le visage déformé par l’inquiétude, comme un boxeur à l'appel de la cloche, du genre : « Que va-t-il donc encore inventer ? Que prépare-t-il ? » Il a seulement pu dire :
" Ecoute, je ne sais pas ce qui se passe, j’étais venu pour te faire une belle saloperie mais voilà, c’est parti. Plus rien. Je n’ai plus envie de rien de mal vis-à-vis de toi. Là, de suite, ça vient de s’en aller. Je ne comprends pas bien, je ne comprends pas tout, mais je te demande de me croire. Heu, je peux t’embrasser ?" Le tout enveloppé dans un grand sourire à ruban rouge. Là, il l’a cueillie. A froid. Elle n’y a pas cru, de suite. Elle a regardé autour d’eux, au-dessus, devant, derrière pour essayer de deviner d’où allait tomber la première roquette, mais rien. Après un long moment, elle a fini par se détendre. Ils se sont parlé de tout et de rien, ils se sont donné des nouvelles, ils se sont même raconté pour qui ils allaient voter, comme ils n'étaient pas tout à fait d'accord, ça a duré un peu, puis ils se sont embrassés à la frontière du chaleureux et se sont dits quelques banalités avant un: "A bientôt ?" et même un: "Veille sur toi..." puis un: "Essayons, maintenant, d'être heureux..." presque tendre...
Puis ils sont repartis en un joli virage, apaisés, vivre le reste de leur âge, des rictus de Gandhi scotchés aux visages... Voilà qu'elle lui inspirait des alexandrins, maintenant!
Le feu aux poudres avait accouché d’un pétard mouillé. Tout lui.
Il a repensé en souriant jaune à ce proverbe indien: "Ce n'est pas de manger du bison cru qui fait d'un homme un guerrier..."
11 commentaires:
quel souffle - et jolie fin
@Brigetoun Merci...
elle est terrible la vie n'est ce pas !
on lit, on voit, on s'imagine sa propre fin et comme d'habitude, on se trompe !
j'ai bien aimé votre " héros" dormant avec ses chaussures neuves... il existe vraiment l'engramme ?
je n'ai jamais bu de jus de navets au paprika mais je connais les douches écossaises ...
bref ... je m'identifie !
en fait, presque toutes vos histoires finissent mal, vous avez remarqué !
@Véronique Pas ma faute, Véronique, c'est la vie qui finit mal!
Non, "L'engramme" n'existe pas! "Aux saigneurs" non plus du reste!
Enfin pas TOUTES mes histoires qui finissent mal... Beaucoup, mais pas toutes!
@Nathalie PS Et celle là finit bien, non?
Ah oui, quel souffle, Chri ! ça décoiffe du côté des bobos, ils en prennent plein le pare buffle, j'adore :D
La fin colle bien avec le caractère d'un type qui roule dans une conduite à droite. Un vrai flegmatique ce gars là !
@Tilia Ce qui m'importe c'est votre amusement!
Je vous ai suivi d'un trait ! avec sourire, crainte, émotion, frisson...
tout y était ! Merci Chri !
j'ai ri sur la description de L'engramme !
@Lautreje! Ben content!
ça remue les émotions.
Bien envoyé, tout de m^me.
Amitiés,
Roger
@Roger Merci à vous!
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