28 janvier 2012

Dans les yeux de Marie.

Ma belle, ma toute belle. Mon petit bout de femme malade:
Comme il paraît grand ce lit pour toi toute seule dans ce vieil hôpital sordide. Comme tu sembles perdue dans le jaune pâle des draps de la Publique Assistance. Comme ton pauvre corps s’est rapetissé, comme ton vague sourire en me voyant entrer dans la chambre s’est vite voilé, comme ta main s’accroche à la mienne, comme tu as peur, comme tu as mal, comme tu te tais. On a baissé les rideaux de plastique blanc pour que le soleil ne te brûle pas les yeux. Il règne ici une ambiance étrange, un mélange de terreur et de douceur. C’est sans doute dû à cette sale odeur. Assis sur le rebord du lit tous nos doigts mêlés, les tiens déformés par l’arthrose, une vie dans la terre et l’eau froide ça laisse des traces, les miens tremblants de frousse et de rage mêlées. Je fais comme toi, je ferme les yeux et je te revois dans ta campagne un foulard noué sur la tête, belle comme une Anna Magnani des asparagus, fleur parmi les fleurs, courbée en deux sur les boutures à couper, sur les fils à nouer, sur les œillets à cueillir. Les pieds dans l'humide d'une boue dense, la tête dans les étoiles. C’est courbée qu’à chaque fois je t’y revois. Et pourtant il n’y en a pas de plus droite que toi.
Sauf quand tu piquais des cigarettes dans le paquet de ton homme, mon grand-père, pour me les refiler en douce. C'était des Kent à bouts filtres dans un paquet blanc... Si un jour j’ai un cancer, je te le devrais, en partie… Du pancréas, le tien, celui qui te recroqueville, aujourd’hui. Une tumeur maligne pour une douceur maline. Qui te fait me dire dans un souffle devenu faible, si faible, toi qui était forte, si forte: « Je n’y arrive plus, je n’ai plus envie, je ne veux plus être couchée, je veux être debout... » Qui t'empêche de te nourrir toi, toi qui se mettais en cuisine comme on s'habille en dimanche. Vous ne l'avez jamais vue, vous, d'un coup de fourchette magique faire d'une boulette de pomme de terre un gnocchi parfait? Elle les faisait par mille et c'était mille magies.
Au plein milieu des serres de fleurs coupées, le Château de mon enfance, ta maison, enfin: le cabanon. Un cabanon n’est pas une cabane dit-elle. Pas loin. C’était une seule pièce en dur, presque perdue entre les serres, un ancien mazet qui vous servait de chambre et le reste en châssis de verre. Il y avait encore l'anneau de métal auquel on accrochait la mule. Protégé du soleil par un cerisier qui donnait des fruits gros comme le poing, rouges comme le sang, des bigarreaux d'un autre monde. Collée à lui, une pièce fraîche tout l’été. Il y avait dedans les frigos, les bacs pour tremper les œillets, les roses et la table à monter les bottes. Cinquante fleurs par botte, cent bottes à chaque envoi... Entre les deux, un citronnier qui, lui, sans mentir, pondait des citrons gros comme des pastèques. Plus loin quelques pêchers qui nous faisaient les babines humides.
C’est là que j’ai passé mes étés d'enfance. C’est là que tu t’échinais jusqu’à pas d’heure. Il les fallait bien rangées, ces bottes pour les vendre à la Criée. Tu me l'as sans doute transmise ta main verte ...
On imagine mal, quand on a huit, neuf ans, qu'on court toute la sainte journée pieds presque nus sous un soleil écrasant, qu'on côtoie des vies d’esclaves. Tu en étais une, d'esclave. Au toujours si beau sourire. Une belle femme disait-on de toi. J'ai su plus tard que tu avais eu une jeunesse dansante... que la vie avait  un peu gâtée, une esclave de la terre, accrochée à elle parce que c’est comme ça, c’était ton chemin, ton destin. Une vie qu'on ne discute pas, qu'on ne remet pas en cause et cette campagne où tu trimais était mon terrain de jeux. Mon préféré de tous.  On l'imagine assez mal surtout quand l'esclave ne se plaint pas. A chaque fois que j’en repartais j’en avais les larmes aux yeux jusqu’à l’âge de seize, dix sept ans. Après, on s'endurcit. Un peu. Et puis, un jour on perd la première de ses grands-mères, Jeanne, vidée de toutes ses forces quand l'amour de sa vie était parti. C’est quand ils nous abandonnent que notre enfance meurt.

En passant devant la salle de pause des infirmières, je les ai vues écouter Arno chanter "Dans les yeux de ma mère", sa voix de fin de nuit rocailleuse m’a poursuivi jusque dans l’escalier et dehors, j'ai murmuré avec lui : "Dans les yeux de Marie"… en sachant, bien, au fond, que je venais de te voir vivante pour la dernière fois.
De la colère et des larmes me sont venues.
Dehors, le jaune éclatant des mimosas explosait en silence. Saletés de boules jaunes. 
Il arrive que, le mimosa, putain, parfois,... pue.



17 commentaires:

Michel Benoit a dit…

Jean-Louis Aubert chante "Maintenant je reviens"...

Tilia a dit…

Encore un bel hommage. Elle le méritait bien, votre Mémé Marie aux bras chargés de fleurs.
Plutôt que le mimosa, c'est le tabac qui pue. Il ne provoque pas que des cancers du poumon ou de la gorge. De tout le tube digestif aussi. Y compris, et surtout, de la vessie...

Lautreje a dit…

Votre Marie ressemble comme deux gouttes d'eau à ma Charlotte et j'ai certainement les mêmes larmes que vous.

chri a dit…

@Lautreje: Une affectueuse pensée pour votre Charlotte...
@ Tilia: J'ai arrêté depuis quatre ans, un moi, dix heures et trente deux minutes et je n'y pense plus du tout, du tout...
@Michel Jean Louis Aubert a fait là un disque très émouvant...

Christine a dit…

Je viens de perdre la mienne: c'était le lendemain de Noël. Nous l'avons enterrée un matin humide, triste et le soleil tentait désespérément de se montrer. Ses yeux ne voyaient plus rien depuis quelques années et petit à petit, je n'ai plus rien vu d'elle. En perdant les yeux, elle a perdu son énergie, ses désirs et beaucoup de sa raison. Elle s'est laissée glisser, se raccrochant de brefs instants à des détails, à ces petits riens qui ont fait sa vie qui faisaient d'elle un petit bout de femme pugnace et sensible, malgré toutes les épreuves qui voulaient la remettre méchamment à sa place de pauvre gosse méprisée et bringueballée. Je comprends toute cette peine-là, et contradictoirement le rayonnement d'une enfance partagée avec des êtres qu'on ne se résout pas à voir s'éteindre.

chri a dit…

@Christine Et voilà, sans voix.

odile b. a dit…

Propension émouvante des petits à voir les lieux 10 fois plus grands qu'ils ne sont, les bigarreaux "gros comme le poing" et les citrons "comme des pastèques"…
Rebrasser les photos en vrac dans la boîte à chaussures (ou à biscuits…) ça remue toujours les tripes et fait remonter plein d'émotions en surface.
Toutes larmes confondues, nos pensées vont vers "elles", ces femmes en blouse, qui deviennent plus présentes au fur et à mesure que leur poids s'amenuise et s'immatérialise !

odile b. a dit…

PS
Le mimosa qui "pue"… Comme je comprends. Elle est prégnante, hein, la mémoire affective ! Et celle des senteurs, des "ambiances"… elle peut tout brouiller, tout faire chavirer avant même qu'on en ait pris conscience… et flop ! là, en plein nez, en pleine figure... Vlan !

odile b. a dit…

PPS
Pour les 80 ans d'Aznavour, notre Chef de Chœur nous avait fait découvrir cette chanson :

"Un jour ou l'autre, après bien des années,
On revient sur ses traces
Rechercher un passé qui s'efface.
Un jour ou l'autre, on marche sur les lieux
Qui nous ont connus gosses
Avant d'aller rouler sa bosse.

Une maison, un square, un coin de rue
Un marchand de bonbons
Nous laissent tout émus,
Nous bouleversent.
Un souvenir que l'on croyait perdu
Fait jaillir un sourire,
Une joie inconnue
Qui transperce.

Un jour ou l'autre, on constate surpris,
Que tout est illusoire
Et qu'ainsi ce n'est qu'en la mémoire
Que tout meurt ou tout vit.

Un jour ou l'autre on veut faire à l'envers
Ce qui fut notre course,
Mais on perd à remonter aux sources.
Un jour ou l'autre, plus à tort qu'à raison,
On cherche des images,
L'émotion vous gâche le voyage.

Des commerces, un marché en plein air,
Et du linge claquant
Comme voiles en mer
Aux fenêtres.
Des cris d'enfants, une école primaire
Et les yeux de maman
Qui se plantent en ma chair
Et mon être.

Un jour ou l'autre on sent qu'à tout jamais,
Il vaut mieux que l'on renonce
Aux bleuets qui sont parmi les ronces
Au jardin des regrets."

Nous étions 180 en scène le Jour J, et ce jour-là encore, ces paroles nous en avaient arraché quelques unes…

véronique a dit…

une partie de nous s'envole chaque fois ...

Elle doit être fière de vous Marie

chri a dit…

@ Odile Et encore j'avais minimisé de peur d'exagérer! Je ne connaissais pas ce texte d'Aznavour mais je comprends vos pleurs... Aussi des choses faites ensemble (à plusieurs comme chanter par exemple... Cette force!).
@ Véronique: Je l'aime, elle, vous savez!

M. a dit…

Il s'appelait Jules, doux et bon comme sait l'être le ciel d'un nuit d'été. A mes yeux d'enfant, il tutoyait les Dieux dans son atelier ou il domptait le feu et le métal. Il était tout...J'avais dix ans quand il a fait pleurer ma mère pour la première fois, ce sont ces bras là qu'il avait choisit pour au revoir. A moi il avait dit : "ce n'est pas quand ils partent qu'il faut les aimer." Quelques étoiles brillent dans notre ciel, ce sont elles qui nous guident le coeur.

chri a dit…

M: Ce n'est pas quand ils partent qu'il faut les aimer... Comme je suis d'accord avec vous!

Slevtar a dit…

Comme souvent par sud-est, l'alizé glissait jusqu'à ma table des senteurs de frangipanier. Une odeur de soleil et de paix. Pourtant ce matin là, en reposant le téléphone, l'air s'est soudain refermé, je ne sentais plus rien, rien qu'une coupure brutale en travers de mes joues. Le goutte à goutte de mes larmes perfusait le nouveau cahier que je venais d'ouvrir. Il commencerait par sa fin ; le seul mot que j'ai pu écrire fut Pardon.

chri a dit…

@Slev

Nathalie a dit…

Est-ce que c'est elle, Marie, qu'on voit en photo à côté de ce petit Chri en salopette ? Elle fait si jeune qu'on dirait plutot sa mère que sa grand-mère. Elle est belle !

Surtout garde ce que tu écris, imprime, fais un vrai livre en plusieurs exemplaires, distribue à tes enfants, que la trace de ces grand-mères (et des grand-pères qui vont suivre j'imagine) reste et passe à ta descendance. C'est précieux, infiniment précieux. Alors tu redonneras vie à ces noms sur des pierres tombales et ces photos jaunies.

Ce que tu fais en écrivant tout cela, c'est faire le cadeau de la vie. Tu nous rends Jeanne et Marie infiniment présentes, c'est magnifique.

chri a dit…

@Nathalie: Oui c'est bien elle. Nous étions allés dans un jardin public parce que le petit bonhomme se refusait absolument au photographe en studio! Il le regarde d'ailleurs d'un air méfiant!
Merci pour "cadeau de la vie".
C'est un peu pour Samuel, oui.

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