25 juillet 2012

Une place vide.

Il avait réservé depuis longtemps.
Depuis le jour même de l’ouverture de la billetterie. Il fallait ça si vous vouliez en être. Deux places dans la Cour d’Honneur. Rien que ce nom là et l'imaginaire filait au grand galop. Ce festival de théâtre était un endroit plutôt couru. Il avait une longue histoire. Où il fallait être allé et éventuellement avoir aimé mais, ces derniers temps, il était encore de meilleur ton d’avoir détesté.  C’était mieux avant, du temps de "Chose" on n'aurait pas vu des trucs pareils, ce qu’ils nous proposent maintenant, faut voir, dire que c'est notre argent qui y passe, etc etc. 
Lui, cette année là, il voulait juste en voir un, de spectacle. Alors, il avait réservé dès l’ouverture. Ce n’est pas qu’il était prévoyant, non, mais si l’on voulait se donner une chance d'avoir des places, il le fallait parce qu'elles étaient chères. Aux deux. Au propre et  figuré. Surtout si le bouche à oreille murmurait du bien. Ce n’était pas toujours l’humeur et dans ces cas là, quand les avis étaient disons mitigés, voire hostiles, on trouvait des places comme on voulait. Il n’était pas besoin de se battre, ni au téléphone ni le soir sur l’immense place. Il y avait des places en veux-tu en voilà. Vous pouvez être sûr que si, en ville, on en avait dit : Oulala ne va pas voir ça, c’est une daube, sans même l’avoir vu la plupart des gens  qui avaient acheté une ou plusieurs places obéissaient au diktat et se retrouvaient à vendre leurs billets à la volée en vantant les mérites d’un truc qu’eux mêmes fuyaient. Etre curieux, amateur de théâtre et cultivé n’empêche pas d’être près de ses sous et  limite malhonnête. On doit à la vérité d’écrire que l’endroit était si majestueux qu’à lui seul il valait qu’on y passe une soirée.  Bien entendu, il y avait un côté élitiste  assez marqué dans ces spectacles mais il arrivait qu’on y voit des choses magnifiques. Il suffisait de renoncer à tout comprendre de ce qui se passait, à lâcher prise, juste regarder et entendre, se laisser bercer par la musique des mots, la beauté des images et la magie du lieu… Il pouvait arriver aussi que six heures sans entre acte de hurlements en  bulgare dans la glace de la nuit, giflé par un mistral mordant soit au-delà de toute force raisonnable...
Il avait pris deux places pour une mouette dont on disait du bien. Il comptait y aller avec un ami qui l’avait planté deux heures avant le début de la représentation. Il était donc parti en avance pour tenter de vendre son ticket libre à quelqu’un.
Il est venu comme les autres faire le pied de grue son billet à la main près des guichets posés à même les galets inconfortables de la Place. Derrière eux, le Palais de pierre attendait comme chaque soir de Juillet ses perfusions de lumière. Derrière les murs, une Cour d’honneur concentrée, prête au rituel, patientait. Ça ne se bousculait pas vraiment. La perspective des quatre heures à partir de dix heures du soir ? Le mistral qui avait soufflé tout le jour ? Il allait renoncer quand une toute  jeune femme est venue vers lui et  lui a acheté son billet. "Un cadeau pour ma mère qui rêvait de la voir cette mouette" dit-elle. Ils ont fait affaire. Elle est repartie dans le frais du soir, heureuse, le billet à la main. Il s’est dirigé vers l’entrée de la Cour.
Avec la même émotion qu’à chaque fois qu’il y était entré, il y est entré.
Ce mur gigantesque face aux gradins qui montaient de plus en plus haut sur le mur opposé. Sur la droite les deux tourelles de pierre, dans le ciel noircissant, les vols et les cris des martinets et la foule bruissante qui s’installait.
Il a facilement trouvé sa place et s’est installé. Il avait, comme les autres saisi une couverture de laine proposée pour lutter contre le froid qui ne manquerait pas de débarquer après l’entracte. Puis le noir s’est fait, on leur a rappelé de ne pas prendre de photo, ni de filmer, d’éteindre les téléphones portables, on leur a souhaité un beau spectacle et le son strident de trois trompettes d’un autre âge a retenti.
Elle, la voisine, dont la jeune fille avait acheté sa place en bas tout à l’heure est arrivée peu après que le noir se soit fait. Elle s’est excusée de le déranger et s’est assise précipitamment. Pour ne pas gêner davantage. Il n’a vu que son profil, brièvement passer sous ses yeux.
Il a été fortement secoué. Comme un roseau sous tempête.
Il la connaissait... Il en fut vite persuadé. Mais d’où ?
Il a commencé à chercher. En bas, la pièce avait débuté par un ballet mortuaire, des personnages tout de noir vêtus avec des masques de mouettes réalistes en emportaient une, morte dans leurs bras. Tréplev venait de se tuer.
Lui cherchait à qui appartenait le profil assis à ses côtés. Il ne la regardait pas, il évitait de tourner les yeux vers elle, il ne voulait pas croiser son regard. Il avait déjà peur. Mais il la connaissait, il le savait, maintenant. Ce visage il l’avait regardé et regardé encore. Ce visage avait compté. Beaucoup compté. Je n'aurais pas ressenti un tel choc, sinon...
En bas, ça jouait.  Il a à peine perçu :
Il n'y a pas besoin de sujet. La vie ne connaît pas de sujet, dans la vie tout est mélangé, le profond et l'insignifiant, le sublime et le ridicule.
Et lui n’était plus là. Il se demandait comment c'était possible.
Ça lui est venu peu avant l’entracte. Après deux heures trente. Une fulgurance juste avant qu'une des actrices dise :
Qu’on joue sur scène ou qu’on écrive ce qui compte ce n’est pas la gloire ou l’éclat, mais la longue patience... Sache porter ta croix...
D’abord il s’est dit : C’est impossible. Ce ne peut pas être elle. Ce serait un miracle. Et pourtant il avait appris qu’elle avait eu une fille quelques temps après leur douloureuse séparation. Son coeur en était encore suturé. Mais ce serait un miracle que ce soit elle, justement assise là à ses côtés. Sur une place qui ne devait pas être vide.
Imperceptiblement, il s’est approché d’elle pour tenter de sentir son odeur. Elle portait à l'époque un parfum particulier qu'il reconnaitrait entre mille. Son cerveau s'est ouvert en grand. Heureusement qu'il était assis. Il en fut certain, cette fois, c’était elle. Après vingt ans, il la retrouvait là, ce soir dans cet endroit majestueur. Il n'a pas écouté :
"Seul est beau ce qui est grave et sérieux. Ne représentez que le grave et l’éternel."
Parce qu’il  pensait à ce qu’il lui dirait à la fin. Il a commencé à préparer ses phrases, il a commencé à arranger ses mots entre eux. Ils se bousculaient. Il a dû calmer le flot qui s'annonçait comme on tire sur la longe d'un cheval sauvage, il les a tenues fermement.
Et puis, le spectacle s’est terminé. Il n'a même pas entendu:
Au théâtre, On distribue des cartes, on crée un monde avec rien, sur de la cendre. On répare la mort!
Ils se sont levés, à la fois pour applaudir bruyamment et pour se dégourdir les jambes et les dos malmenés. Il s’est dit: Je vais la suivre et je lui parlerai en dehors du Palais, dans l'espace de la place. Il l’a laissée s’engager dans l’écheveau de tubulures des gradins démontables. Il la suivait de près. De très près. Il a eu peur de la perdre. Ils ont déposé leurs couvertures à un endroit prévu. Ils sont sortis sur l'esplanade. Il allait se rapprocher d'elle.
Pour descendre l'escalier, ne pas louper la première marche, il a détourné une demi-seconde le regard de son dos et, en bas de la volée, à deux heures trente du matin, au cœur de la nuit gelée, sur la place vide, balayée par un mistral glaçant, il l’avait à nouveau perdue.
Il a eu beau se démener, remonter, descendre, courir, dévisager, espérer, ralentir, souffler, pester, gémir, espérer, se poser, repartir, remonter, redescendre, espérer, scruter, recourir, s'arrêter, souffler, souffler, pleurer, pleurer...
Il n'a jamais remis les yeux sur elle.
Le coeur oui, son pauvre vieux coeur épuisé, oui, mais pas les yeux.
Pas les yeux.


15 commentaires:

Michel Benoit a dit…

Est-ce toi sur la photo ?

chri a dit…

@ Michel

0:)

Brigitte a dit…

Il a l'air perdu ce monsieur tout seul ...Et l'autre cette jeune femme il l'a perdu aussi, une seule seconde a suffit...
c'est beau et triste à la fois mais j'aime beaucoup la façon dont tu racontes l'histoire .

M a dit…

Je ne voudrais pas vous flatter... Aussi, je ne le ferai pas ! Cependant ce texte où (comme souvent) tout se mêle, du réel à la fiction, de l'acide au miel, des images aux ressentis..., ce texte donc m'est merveille. Des citations qui ramènent l'eternel dans le quotidien "in vivo". La force du théatre... me direz vous, mais là, VOUS signez le bleu d'un ciel d'été quand la lumière s'éteint : velouté, étoilé, immense, qui plonge l'humain dans sa vraie condition, minuscule ET universelle.
Bref, j'ai été ravie pour ne pas dire happée... Et ravie pour ne pas parler de plaisir... trop petits, les mots.
Et puis, des perfusions de lumière, qu'on ait 7 siecles où un peu moins, ça nourrit toutes les pierres.
Merci.

chri a dit…

@ M Pfffuiiit... Merci de lire comme vous le faites!

M a dit…

De rien, on parle des coquilles ? Bonne fin de festival Chri !

chri a dit…

@ M Des coquillettes, tout au plus...

M a dit…

Bonne pâte !

Tilia a dit…

Enfin j'arrive à en placer une ici !
Votre histoire, elle me fait penser à la chanson d'Edith. La foule, quant elle est compacte, m'effraie. Sans parler des paniques catastrophiques, on a vite fait d'y perdre quelqu'un, exactement comme vous le racontez.
Bon, heureusement maintenant il y a les portables. Tiens, ça me fait penser que je n'en ai toujours pas un moi... de portable :D

chri a dit…

@ Tilia Ce n'est pas un objet magique, vous savez! C'est juste très pratique quand ça ne sort pas de son rôle de téléphone de poche!

Brigitte a dit…

Et puis moi, j'ai pas compris si c'était toi perdu là ,tout au fond???

chri a dit…

@ Brigitte Non ce n'est pas moi. C'est l'acteur Xavier Gallais qui jouait Tréplev dans la mouette vue à Avignon. Une image que j'ai prise à l'entre acte...

Brigitte a dit…

Ok merci de ta réponse .
Bonne journée

catherine L a dit…

Je ne saurais dire pourquoi mais votre texte Christian, m'a rappelé "Et mon mal est délicieux" de Michel Quint. Si vous avez la chance de ne pas l'avoir encore lu, tentez la chance du plaisir de le lire. Je ne sais pas dire pourquoi j'y pense mais je le sais sans les mots. C'est comme votre texte, je ne saurai pas faire de commentaire mais je sais pourquoi il me plaît !

chri a dit…

@ Catherine L:
Merci à vous de votre avis sur le texte qui m'plait assez bien à moi aussi! Et merci de votre recommandation pour le livre de Quint, je commande fnac.com! Le titre est "trop bien" comme ils disent!

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