11 juillet 2012

Pas du tout.


La fête battait son plein. On en percevait des éclaboussures de rires bien avant de franchir le pont. Dans la prairie, les lampions qu’on n’avait pas encore allumés, joliment disposés en guirlandes dans les branches des micocouliers, s’agitaient sous les caresses  insistantes d’une brise douce qui faisait un bien fou à tout le monde. Il avait fait durant tout le gros du jour une chaleur de Gandrange. Les retardataires arrivaient gentiment, sans courir, sans se presser, comme tous ceux qui savent qu'ils sont en retard. Sur les tables, dressées à même la prairie, les nappes étaient encore lisses,  sans aucune tâche et les bouquets de fleurs fraîches, pimpants. D’un endroit, arrivaient des odeurs de cuisine appétissantes. Sur la pelouse on commençait à entrevoir, couchées sur le côté, dans le profond du vert de l’herbe, les premières grandes blessées. Des cadavres, on s’occuperait plus tard. Des bouchons aussi. On pouvait apercevoir de ci de là quelques équilibres chancelants, quelques corps vacillant, au bord de la chute, quelques costumes vaguement débraillés, quelques nœuds de cravates défaits, et, toujours, partout, des coudes qui, encore, vaillamment  se levaient. Pourtant, il n’y a pas si longtemps que les hostilités avaient démarré. Ce qui était remarquable, c'est qu'à part quelques irréductibles rejetés dans un coin, personne ne fumait. Voilà vingt ans, à la même heure, il aurait fallu allumer les frontales pour se parler. Là, rien, pas un petit nuage bleu de blonde. Ils avaient tous fini par avoir les jetons. Savaient-ils que ça ne changeait rien? Avaient-ils conscience qu'ils allaient mourir quand même ou bien faisaient-ils semblant d'être sauvés?
La nuit promettait d’être chaude, échevelée et pour tout dire, mémorable.
Il faisait encore grand jour mais peu à peu, la lumière déclinait. En somme elle baissait au rythme où les bouteilles se vidaient. Dans certains groupes, on commençait à parler plus fort, dans d’autres, on chantait même déjà. Tout ce beau monde était content d’en être, ravi de fêter leurs deux amis comme s’ils se fêtaient eux mêmes. De nos jours on pouvait les compter sur les doigts de la main les couples qui arrivaient à leurs quarante ans de vie commune ? Quarante ans, un joli chiffre tout rond mais ce quarante que cachait-il ? Combien de coins enfoncés, combien de renoncements, de frustrations, de reproches, de rancoeurs, d’engueulades, de désaccords, d’éloignements, de trahisons… surmontés. Tant bien que mal, mais surmontés. Ah ! Ils n’étaient pas si nombreux les candidats à la longue durée, les concurrents de la longue haleine. Ils étaient si peu nombreux que quand on en tenait deux, on les embrassait comme du pain frais, on se les regardait comme de la mie de miel. Et on les fêtait dignement. C’est ce qui était en train de se passer. Une première vague venait de déferler, une deuxième allait suivre et ainsi de suite jusqu’au petit matin pour certains. Pour ceux qui dormaient sur place, sans doute. Les autres, ils s’arrangeraient avec leur état. Et leurs savoirs faire !
C’est à peu près à ce moment là, à celui de basculer de l’apéritif vers le repas, à l’instant de lever la fourchette au lieu du coude qu’ils se sont adressés à tout le monde en tapant sur les verres avec un couteau comme ils le font dans les mariages des films américains à la con. La foule d'amis, légèrement tanguante s’est approchée d’eux, les a entourés de leurs sourires un peu exagérés par les degrés et puis a fini par faire silence. C’est lui qui a commencé à parler :Mes amis, mes chers amis alors une voix puis deux puis dix ont repris avec elle en levant les verres qu’elles tenaient à la main comme des têtes réduites de jivaros vaincus :

Amis, buvons, mes chers amis buvons,
Mais n'y perdons jamais la raison.
A force d'y boire, on perd la mémoire,
On va titubant le soir, à tâtons,
Et l'on court les rues à saute-moutons.

Ils sont allés au bout de la chanson et se sont dits qu’ils pouvaient être contents d’eux! Au vu de leur taux de veine dans les alcools, ils n'avaient pas si mal chanté que ça. Qu’ils y soient disons, habitués a, sans doute, bien arrangé les choses...
Mais ce n’était pas ça qu’il voulait. Il souhaitait juste leur parler à eux tous qui étaient là devant, ravis comme des santons de juillet. Il les a fait taire à nouveau et là c’est elle qui s’est saisie du micro.
Et ce qui a suivi, personne ne l’avait encore entendu. Et personne, du reste, n’était venu pour l’entendre. Enfin, pour entendre ce qu'elle leur a dit d'une voix claire mais étranglée par l'émotion.
En gros, pour aller à l'essentiel, elle leur a dit que s’ils étaient là c’était bien sûr pour fêter leur quarante années de vie commune mais aussi leur imminente séparation. Imminente, parce que lui allait s'en aller, ses valises étaient prêtes dans la buanderie, dans le courant de la soirée, là dans les minutes qui venaient... Ça avait refroidi un peu tout le monde et l'ambiance en premier.
"Mais comment ça ?" Ont fait pas mal...
Ils se sont expliqués longuement prenant la parole chacun leur tour sans se la couper, en plaisantant même joyeusement, blaguant, en se chamaillant sur certaines dates, sur certaines dispositions, en se souriant bref, en étant  complices comme ils l’avaient toujours été.
Il ressortait de tout ça qu’ils avaient choisi, ensemble,  de se séparer ce soir précisément, se disant qu’ils n’arriveraient pas à vivre d’aussi belles années que toutes les longues qui venaient de s’écouler, qu’ils ne connaitraient même jamais rien de meilleur, qu’il valait mieux ne pas tout gâcher, que s’ils le faisaient maintenant ils garderaient une belle image d’eux, de leur couple et de leur histoire. Que vis à vis de leurs amis, il n'y avait aucune raison que quoi que ce soit change, qu'ils le resteraient évidemment et qu'ils participeraient, ensemble à toute fête qui s'organiserait, que si on pensait du mal de l'un c'est l'autre qu'on blesserait, qu'il seraient là à tout anniversaire à venir. Ensemble, mais ils arriveraient et repartiraient séparément voilà tout.  Qu’ils s’étaient organisés, que lui vivrait pas loin et serait toujours là en cas de pépins et pour rester présent auprès de leurs petits enfants. (Ils en avaient quatre).
Autour d’eux ce n’étaient que pleurs et déchirements. Puis très vite de la colère. Et les voilà les pas encore mais presque séparés obligés de remonter le moral de tout le monde jusqu’au moment où les autres ont commencé à se fâcher vraiment !
Mais vous ne pouvez pas nous faire ça, nous ne l’avons pas mérité, nous sommes vos amis, vous nous devez du respect vous n’avez pas le droit d’étaler vos états d’âme devant nous etc etc. Alors, les voitures ont commencé à se remplir, les phares se sont allumés, les moteurs ont tourné. En quelques minutes il n’y eut plus personne dans le secteur redevenu d’un calme absolu. Il n'y avait plus dans l'air que le chant gras des grenouilles.
Ils se sont retrouvés tous les deux assis l'un tout près de l'autre, dans la pelouse humide,  une coupe à la main. Ils se regardaient en se  souriant. Alors, en lui prenant tendrement la main, il lui a dit :
___Ils s’y feront, va, ne t'inquiète pas, faisons leur confiance, ce sont nos amis tout de même...
Et elle, dans un souffle a répondu :
___Je crois, même si ça me désole, que tu as raison. Ils auront un peu de mal mais ils s’y feront.  On s'y est bien fait, nous...


24 commentaires:

Brigitte a dit…

Fiction ou réalité ? Fiction qui pourrait devenir réalité...
Il faut du courage pour prendre une telle décision, lorsque rester ensemble pour ne pas être seuls n'a plus beaucoup de sens .
Mais là c'est une belle histoire ,du moins c'est ainsi que je l'interprête

Slevtar a dit…

S'ils voient venir les mauvaises années, c'est que parvenir à ce niveau d'entente les a épuisés et les belles années ont fait long feu depuis un certain temps déjà. L'amour est mort. Séparation. Comme d'hab'.
L'exceptionnel est qu'ils n'attendent pas que ça empire. Ils peuvent encore se parler. Et rendent un bel hommage au défunt.

La question est maintenant : comment vont-ils chacun vivre ce deuil ?
Le saurons-nous dans de prochains épisodes ?

M a dit…

Je suis d'accord avec Slev : l'hommage est magnifique.
Pour l'idée, je pense qu'un certain éloignement risque fort (dans le bon sens du terme) de pigmenter ce qui semble avoir perdu sa saveur.
C'est toujours interessant d'écrire demain avec d'autres couleurs...
J'aime beaucoup ce texte !

Anonyme a dit…

c'est si beau l'écriture...
Ou bien Monsieur il s'agit d'urgence de me présenter ce couple, afin que je sache comment on en arrive là. d'urgence. à ce respect là. de l'autre et de soi même. Parce que "l'empire" de Slevtar est un chouia fatiguant.
bonne soirée
Lou

Anonyme a dit…

On appelle cela le droit de mourir dans la dignité.C'est moins pire que pire.
Je plonge dans la Sorgue paresseuse pour me consoler.Et même boire la tasse.
Une idée moins triste pour la prochaine note, Chriscot ? Je lance 3 mots: perroquet,Asturie,canot. Qui prend la suite ?
Papi Ramollo

chri a dit…

Comme la vie est faite... Aujourd'hui, j'ai entendu une chanson de Leprest que je ne connaissais pas. Elle s'appelle:
On leur dira:

On f´ra dire aux amis qu´on s´est jamais quittés
Qu´on a juste remis sur de nouveaux chantiers
Nos promesses et nos doutes
On dira aux copains que chacun sa mi-temps
Que le jardin va bien et qu´un verre les attend
Au bord du baby-foot

On dira aux parents qu´ils sont toujours les nôtres
Qu´on marche différents, mais toujours côte à côte
Même si on en rajoute
On dira aux enfants que beau temps, mauvais temps
Qui pourrait se vanter d´en avoir vu autant
En évitant les gouttes?

Au chien, on lui dira que moi et sa maîtresse
Lui donnerons toujours son content de caresses
Parfois les chiens écoutent
Pour le chat qui s´en fiche, on ne lui dira rien
Il connaît pas la triche, les ennuis, les chagrins
Ni les fins de mois d´août

On dira au facteur "On a changé de lieu
Mais pas de boîte au cœur. Coupez nos lettres en deux"
Tant pis si ça nous coûte
On dira que dimanche on partait au marché
Acheter des oranges et qu´on s´est égarés
Dans le rayon des doutes

Quant à ceux qui vont croire
Qu´on fait rien qu´à mentir
Ça c´est une autre histoire
Il reste qu´à leur dire
Qu´ils aillent se faire...

Tilia a dit…

L'amour en fin de parcours
n'est plus ce qu'il était
le matin il a du mal à se lever
la fougue de ses vingt ans l'a quitté
désormais il va à pas comptés
ça encore ce n'est rien
tant que son ♥ tient

Anonyme a dit…

Au fait. Sans rapport, quoique...
De l'extraction sort-il de la sagesse ? Est-ce que ça coule beaucoup et est-ce qu'on a un dédommagement pour dégâts des eaux ? Parce que c'est un sinistre quand même si la sagesse s'en va par là ! Surtout quand on en a pas beaucoup en stock. Là-dessus personne ne nous prévient.Est-ce qu'il vous font une injection de sagesse nouvelle avant de reboucher ? Est-ce qu'il y a du choix ? Les Grecs nous ont déjà fait le coup d'Athéna qui sort de la cuisse de Jupiter,mais ils ne nous ont jamais dit ce qu'il advenanit de la cuisse à Juju. Je m'interroge. Toute cette omerta depuis si longtemps. Et Athena qui garde son casque !Bref, je suis sur les dents.
Sofie

chri a dit…

Ouh la la! Où Sofie est, en plus, visionnaire...

M a dit…

Le maitre aurait-il, de là bas, soufflé à l'oreille sensible de l'amoureux un joli texte pour nous faire gouter encore un peu la poesie du coeur...
Savez vous qu'un hommage lui sera rendu en fin de mois à Barjac ?

chri a dit…

@ Brigitte Fiction... évidemment! Qui saurait faire ça dans le calme?
@ Slev: Ils ont décidé? Ils se débrouillent!
@ M Je les aime bien, aussi, ces deux là.
@ Merci à vous Lou.
@ Papi on n'en peut plus du rigolo. Ce n'est pas la vie.
@ Tilia: C'est ça, pile.

chri a dit…

@ M Oui je sais et je n'ai pas pu avoir de place, tout était vite vite vendu... Mais à Barjac, là-haut, ils savent.

LE CHEMIN DES GRANDS JARDINS a dit…

Quelle histoire ! et quelle plume.

Roger

Brigitte a dit…

Tu crois que cela ne peut pas exister une telle démarche dans la vraie vie ???
Moi je pense que si, peut-être que je me fais des illusions, mais tant pis, je me les garde !!!
Et évidemment j'aime beaucoup le texte de Leprest
Allez bonne fin de semaine et bises du jour

Anonyme a dit…

T'avais décidé de plomber l'ambiance ? Je note que c'est pas la première fois !
Marie

chri a dit…

@ Roger Merci. Suis ravi que ça te/vous plaise!
@ Brigitte: Non, je ne crois pas que ça puisse. Il y a un mot dont sans doute on abuse quand c'est bon et qui est: encore!

chri a dit…

@ Marie: Note, note je paierais tout en une fois!

Brigitte a dit…

C'est toi qui connais Barjac,
Ah je connais bien , enfin si c'est le même ???L'été il s'y ouvre un petit resto très sympa l'Agitato !!!
Chri ben justement encore et dans la sérénité ...

Brigitte a dit…

Par contre j'suis perdue avec ta nouvelle mise en page !!!

chri a dit…

@ Brigitte La nouveauté... ça change.

Brigitte a dit…

vouiii certainement mais je n'aime pas trop la nouveauté ...
Je sais je râle pour rien mais tant pis !!!T'inquiète je ferai avec c'était juste pour dire ....

M a dit…

Mais c'est la fête, ici ! Pour une mise sur son 31, c'est réussi ! Manque juste (beaucoup) la playlist. C'est bizarre comme je me sens toute seule !

chri a dit…

@ M Ah mais c'est vrai, la musique? Elle est passée où la musique? Remarquez, finalement c'est tant mieux, une petite cure de silence...
Elle est là, la musique!

http://www.deezer.com/fr/music/playlist/23622565

chri a dit…

@ Lou Merci à vous Lou!

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