07 septembre 2009

D’elle.

Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle n'y était pas allé de main morte.
Elle avait plié le tout en moins de temps qu'il en faut pour l'écrire: un atemi, un uki-goshi, de belle facture, en pleine face et, pour achever le tableau, un coup de poing banal, pile poil sur le plein sommet de l’arête du nez, rien de plus. Rapide, directe, sans fioriture, sans atermoiement ni scrupule, efficace, inhumaine, bref, une vraie saloperie libérale…
Le type aussi était plié. La petite vingtaine de personnes qui avait assisté à la scène sans bouger un seul cil aurait presque applaudi à tout rompre si tout n'était déjà rompu, justement, et surtout, si le sang du gars qu'elle venait d'allonger n'avait pas commencé à dessiner une vilaine flaque brunâtre sur le gris du trottoir... La mare abordait tranquillement le bord du caniveau quand on a entendu la sirène des flics se pointer à l'angle de la rue. L'attroupement s'est dissipé comme un nuage de Mars.
Il n'y eut bientôt plus qu'elle, debout, au-dessus du corps ramolli, dont les chaussures s'imbibaient de rouge et mon regard, un peu plus loin, qui ne pouvait, déjà plus, se détacher de son dos à elle. Elle, elle ne regardait même pas le corps en vrac à ses pieds.
Deux ou trois casquettes bleues, sorties comme des diables du fourgon se sont approchées d'elle. A sa hauteur, ils ont freiné des quatre fers. C'est presque au ralenti, comme dans les films de Peckinpah qu'ils l'ont entourée et c'est à elle qu'ils ont d'abord demandé comment ça allait.
___ J'ai juste un peu mal à la main. Elle avait lâché ça comme on dirait: "Ça va, rien de grave".
Après lui avoir entouré les épaules d'une couverture kaki, ils se sont intéressés, un peu à ce qui restait du type, puis de son visage en particulier. Pour en avoir pris une belle, il en avait pris une belle. Une raclée, ça s'appelle. Il n'était pas près de se moucher, celui-là, enfin il lui faudrait d'abord retrouver son nez. Une vilaine plaie lui barrait le milieu de ce qui avait été un visage, de la bouillie de chair et de cartilages sortaient des bulles de sang, pas près d’humer un grand cru, lui… Ses lèvres étaient enflées comme deux figues de fin d'Août... Ah, son épaule droite faisait un drôle d'angle avec son torse aussi. Un angle pas commun. Ça, personne ne l'avait vu faire, la Bruce du faubourg. Il était, face, façon de parler, contre terre et respirait ou plutôt râlait dans un souffle étrange. De plus, il avait perdu une godasse dans la bataille et s'il avait pu, sûr qu'il se serait mordu les doigts de sa connerie. C'était un peu tard, douloureusement.
___Vous le connaissiez? a demandé fermement un des flics.
___ Ben oui, quand même.
___ Que s'est-il passé Bon Dieu! On n'abîme pas quelqu'un comme ça pour rien!
___ Faut pas me faire chier, c'est tout. Elle avait dit ça sans hausser ni le ton, ni la voix, comme une évidence. Il m’a fait chier et voilà.
Les flics se sont regardés et ils ont été assez vite d'accord là-dessus. Celle-là, il ne fallait pas la faire chier. Après ce constat, il n'y en eut plus un seul pour lui poser aucune autre question. Ils lui ont bien poliment demandé si elle voulait bien monter dans le fourgon. Elle n'a rien répondu mais n’a pas refusé. Ils en ont été largement soulagés. Ils ont voulu l'aider à poser un pied sur la première marche en lui prenant le coude mais j'ai bien vu l'œil glacé qu'elle a lancé au jeune flic qui avait osé ça. Il a remis son aide à plus tard et sa main sur la porte. Lui aussi avait reçu son missile. Elle s'est assise sur la banquette et les trois flics sont montés. Le SAMU s'activait autour du blessé. Les flics se sont tassés sur la banquette en face d'elle, pas à côté comme si elle avait été contagieuse et ont vite plongé leurs regards sur leurs gros godillots. Je savais où ils l'emmenaient. Le commissariat n'était qu'à quelques rues et il y avait peu de chance qu'elle accepte un détour par l'hôpital. J'y suis allé à pieds. En courant, je savais que j'étais en train de faire une bêtise grosse comme moi, mais il y avait si longtemps que je n'avais pas vécu d'emmerdements... Le lisse, ça lasse... voilà ce que je me disais pour me convaincre. Ouf, ouf...
Quand je suis entré dans la caverne des flics qui sentait la misère, l'alcool, le mensonge, la pisse, les embrouilles et le moisi, je l'ai vue devant un bureau planqué dans le fond de la salle. Un vieux en civil avec une tête de bon bougre, l'interrogeait gentiment. Mais il ne fallait pas trop s'y fier, ce sont ceux là qui tirent les plus longs vers. Il lui parlait comme un curé confesse dans le noir, avec un chouette sourire béat comme s'il s'adressait en direct à la Vierge. J'ai souri quand je l'ai entendue dire: "Il m'a brisé le cœur et vous me faites tout un plat pour deux égratignures?"
___ Egratignures, vous appelez ça comme ça, vous? Le flic n'avait pas quitté le vouvoiement de tout l'entretien. Vous savez que la violence ne règle rien? Elle l'a coupé net:
___ C'est vous qui me dites ça? Ca ne règle sans doute rien, mais vous ne m’enlèverez pas de l’idée qu’au moins ça soulage. Et là, je me sens soulagée…
___ Je n'aimerais pas être une de vos fractures...
Il avait prononcé cette phrase tout bas, de peur d'être entendu, mais elle n'écoutait plus rien, ni personne. Elle semblait avoir tout dit et comme elle n'était pas du genre à en rajouter. Une girafe aurait pu débarquer dans la pièce, elle n'aurait pas levé les yeux... Le flic a bien tenté une dizaine de questions, plus par conscience professionnelle qu'autre chose, puis il a renoncé. Depuis le temps qu'il en avait en face de lui, il savait à quel moment précis il n'en saurait pas davantage. C'était maintenant.
___ Dès qu'il pourra parler, on saura s'il porte plainte.
___ A mon avis, il le fera pas, elle a dit.
___ C'est aussi mon avis.
C'était le mien, également mais comme personne ne me le demandait, je me le suis gardé pour moi. Je m'étais assis sur une des chaises comme si je répondais à une convocation, j'étais aux premières loges. Vue plongeante sur son dos. Ah, son dos...
___ Voyez vous, a-t-elle dit en conclusion, quand je ne l'ai pas décidé, je ne suis pas prête à tout accepter, il le saura, maintenant. Je n'ai plus le cœur à me faire avoir et à en sourire...
Il n'y a pas eu UN sourire des kilomètres à la ronde. Après un temps passé à remplir des paperasses, on lui a fait savoir qu'elle pouvait s'en aller. Qu'on l'appellerait. Elle a fait demi-tour, le flic l'a accompagnée vers la sortie, jusqu'à la porte. Certains autres l'ont saluée d'un geste, tout ce qui était sur son chemin, même les meubles, s'est écarté, on se serait cru dans un restau haut de gamme. Je me suis déplié et je l'ai suivie.
Après quelques pas, elle s'est tournée vers moi d'un bloc, son regard noir s'est planté dans le mien et l'a serré, de près. Comme on serre un moteur...
Non, merde, prenez-en un autre, il doit y en avoir plein qui ne rêvent que de ça. J'étais accroché au frein à main, je ne voulais pas, j'aurais dû foncer droit devant à la vitesse de la lumière. M'éloigner d'ici en quatrième, lever le camp, mettre les voiles, filer à l'anglaise larguer les amarres, me caleter, me trisser, m'arracher, m'évanouir, m'évaporer, m'effacer, me dissoudre...
Je suis resté.
Bien entendu, c'est de cette furie furieuse dont je suis, sur le champ, tombé raide dingue amoureux.
Tout moi. Le vieux flic qui avait vu le manège entre nous m'a chuchoté:
___ Vous avez une bonne assurance?
Tu parles que j'en avais une bonne... mais je crois bien que je viens de la perdre... Corps et âme.
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