20 septembre 2009

La sortie 23.

Si je lui ai dit oui, c’est qu’il ne m’a pas laissé la possibilité de dire non. Comme dans la vie, on fait les choses parce qu'on ne peut pas faire autrement.
Juillet, je rentrais chez moi, là-bas, dans le sud, un peu de mal à sortir de la capitale. Pourtant, j'étais parti à l'heure où la lumière de l'Est se met à lécher les toits des immeubles, où des ombres endormies sortent des maisons en remontant les cols de chemise, où commencent à ramer les métros bondés de noyés... J’avais mis deux plombes pour atteindre le péage de l’autoroute. En temps normal, quand ça roule c’est à dire le samedi entre deux heures et trois heures du matin, on peut mettre une demi-heure, c’est pour dire si c’était embouteillé. Des bagnoles de partout. Devant, derrière sur les côtés à touche touche. Et même en sens inverse. Un vrai bordel. Je me suis même dit: “T’es pas arrivé mon p’tit gars…” Oui, je me tutoie et je me suis bienveillant quand je suis seul. J’avais surtout sept cent kilomètres à avaler. Si je les faisais à ce train là, j’y serais allé plus vite à cheval. Maintenant, allez trouver un dos qui accepte de se taper six cent kilomètres de cheval, vous. Pas le mien, en tous les cas. Je commençais à craindre ce voyage. Surtout que mon réservoir était dans le rouge depuis belle lurette et avec le pot qui m’assaillait en ce moment, je me voyais déjà téléphoner à un dépanneur qui me facturerait le litre de gas oil au prix du lingot de platine… Plus tard, c’est une bretelle d’autoroute suintant la colère, la haine et l’impatience que j’ai attrapée. Une petite queue de rien du tout et me voilà devant une pompe à pétrole pimpante à plaisir. J’ai chopé le pistolet à deux doigts comme on attrape un mouchoir sale et j’ai présenté le tout au réservoir. Les litres dégringolaient dans l’estomac de mon engin quand il est arrivé. Je n’ai d'abord entendu que sa toux… Il avait dû l’acheter dans une grotte, chez un ours brun malade ou même un grizzly qui aurait fumé des champs entiers de tabac brun. Il devait se rouler des clopes grosses comme des rouleaux de sopalin, ma parole… Peut-être, l’avait-il piquée à des phases terminales à Villejuif? Enfin, vous voyez le genre. Et sa voix... Une de ces voix qui ferait passer Tom Waits pour un petit chanteur à la petite croix de petit bois, Phillipe Léotard pour Sœur Sourire et Barry White pour un contre alto. Évidemment qu' il toussait beaucoup, fort, gras et souvent mais ça je n'y ai eu droit qu'après:
__ Vous m’emmenez jusqu'à Macon. (Pas de point d’interrogation, ce n’était pas une question).
Et là, seulement là, il est sorti de derrière la pompe… Grand comme une armoire bretonne Bretonne mais fatiguée et retapée chez Emmaüs par un ancien d’IKEA. C’est ce que je me suis dit après avoir reculé d’un mètre en le voyant sans lâcher mon tuyau. J’ai foutu au mois dix litres d’or par terre. Mais jeune, quand il est sorti de chez l’ébéniste Breton, putain qu’il devait être costaud, un frère celte de Hulk, sacré bahut. C’est tout juste s’il n’a pas ouvert la porte avant que je réponde.
__ Je monte pas quand il n’y a personne dans la voiture, c’est une question de principe, il a ajouté comme pour m’apaiser un poil. Un poil riquiqui, alors. Allez payer, je vous attends dehors. Voilà qu’il avait pris ma vie en main en un rien de temps... J’ai failli lui répondre: Oui m’sieur, bien m’sieur, de suite m’sieur, j'y vais m'sieur…
Et là, en me dirigeant vers la caisse, je me suis mis à calculer: d’ici jusqu’à Macon j’en ai au moins pour trois cents bornes… à cent trente à l’heure, cent vingt de moyenne, je l’avais dans la bagnole au moins pour deux heures et demi… Moi qui aime bien rouler seul, j’ai eu comme un vertige. Tu vas jamais tenir, je me suis dit doucement. Je me suis entendu me répondre: Sois fort, ce gars là c’est une providence… Je n’ai pas vu de suite en quoi mais j’ai fait confiance à la vie. De toutes façons, je me voyais mal entrer dans ma bagnole et lui démarrer sous le nez surtout qu’il avait une de ses mains, grosse comme une pelle à neige, accrochée à la portière et que, dans son regard je n’ai pas vu qu’il avait l’intention de la lâcher.
On allait devenir de chouettes potes qui bourlinguent ensemble, les meilleurs copains du monde en vadrouille, de vieux camarades en goguette, lui et moi, voilà tout…
C’est une fois la porte refermée qu’une odeur particulière a envahi l’habitacle et l’a rendu, très vite franchement hostile. J’avais embarqué un cendrier en sueur. Bon dieu, pour quelqu’un qui a arrêté de fumer depuis peu, ça, c’était une vraie épreuve… La prochaine fois, je ne m'arrête plus, je continue la cigarette, juré. Imaginez un végétarien assis dans un camion de boucher… J’ai, le plus discrètement du monde entre ouvert ma fenêtre, je me suis tassé contre ma vitre et je n'ai plus respiré qu'une fois sur deux.
On a un peu discuté, lui et moi. Surtout lui. En gros, il venait de l'Ouest d’où il était parti la veille et “filait” dans le Sud voir une copine. C’était un ancien gendarme, m’a-t-il dit, qui avait été révoqué pour cause d’epilepsie… Bref, il était dans une très mauvaise passe, il avait du mal à retrouver du boulot et il était à cran...
Bordel! Comment éviter qu’un type à côté, avale sa langue, en roulant à cent trente sur l’autoroute, j’avais jamais fait un truc pareil… Mentalement, je me suis préparé au pire. Ne pas le contre dire, ne rien lui dire qui puisse le fâcher, surtout ne pas le mettre en colère. C’est pour ça que j’ai été d’accord quand il m’a dit qu’il voulait fumer et qu’il faudrait s’arrêter assez vite parce que bien sûr on ne fume pas dans votre voiture? La vache, le tabac, c'était une vraie affaire pour lui... Si vous voulez mon avis, tout ça sentait bon les villégiatures en HP...
__ Vous vous barrez pas, hein? M’a-t-il lancé en sortant… Parce que des fois, des enfoirés en profitent…
__ Pas mon genre, t’inquiète, fume, peinard, je t’attends. Voilà qu'on était à toux et à toi, lui et moi, on allait finir par se taper sur le ventre ou se moucher dans le même mouchoir si ça se trouve... Comme il restait à deux mètres de la bagnole, comme il fumait pas mal, on a visité deux, trois stations pendant le trajet. J'en profitais pour descendre les quatre vitres... En vrai, il commençait à me courir. Surtout quand il me disait ce que je devais faire: et mets ton clignotant par ci et fais gaffe à la vitesse par là et là derrière, juste après le pont, il y a un radar fixe, et double moi ce connard qui roule trop lentement... Heureusement qu’il était crevé! Devait être bien chiant, lui comme gendarme.
La clope terminée, il me lançait un:
__ On y va. Non négociable. Et on repartait.
Ensuite, après m'avoir un peu saoulé, il posait sa tête sur le montant de la bagnole et s’endormait comme un bébé tabagique. Un filet de bave s’écoulait lentement de sa bouche à moitié ouverte et un ronflement de forge se faisait entendre.
C’est pendant qu’il roupillait en bavouillant, qu’on est passé à hauteur de la sortie de la sortie 23 celle qui mène à Samur en Auxois, Biarre lès Semur, Pracy sous Thul… Pour la première fois, je ne l’ai pas prise, comme je le faisais d'habitude et à chaque fois, dans un sens où dans l’autre, depuis trois ans à peu près... A chaque fois, je sortais de l'autoroute et j’allais faire le tour du hameau dont je connaissais chaque pierre, chaque brin d’herbe, à cinq kilomètres de là, où tu avais ta maison et où nous avions passé ensemble tous ces beaux étés… A chaque fois, je n'arrivais pas à m'empêcher d'aller me verser quelques cuillères d'acide sur les débuts de cicatrice. Là, pour la première fois, j’avais tracé ma route. En ne refusant pas de laisser monter ce cendrier géant de tabac froid dans ma bagnole, j'avais renoncé, pour une fois, à aller donner un ou deux tours de couteau dans une plaie encore sanguinolente.
Je savais maintenant pourquoi je ne lui avais pas dit non… On peut toujours faire confiance à la vie. Nous nous sommes séparés à Macon, comme convenu, lui, un billet de vingt dans la main. Il n'avait rien bouffé depuis la veille soit disant... Mon oxygène ça devait compter pour du beurre...
Je lui en ai un peu voulu mais seulement pour les trois cent derniers kilomètres la tête dans un shaker à cause des vitres grandes ouvertes.
La prochaine fois que je prendrais cette autoroute, il me faudra trouver autre chose pour éviter de virer à la 23...


La chaume

12 commentaires:

Anonyme a dit…

Trés drôle !
La Fortune a parfois des visages surprenants !
V.

chri a dit…

@V Un démuni pour fortune... La vie sait être paradoxale.

Unknown a dit…

peut être était ce Jacques l'Eventreur ...
vous revenez de très loin !
(qu'aurais je fait à votre place ? )

véronique a dit…

oups la, y a erreur, c'est pas Antoine c'est Véronique
problème d'identification sur un ordinateur qui n'est pas le mien

amichel a dit…

où l'on apprend ce qu'est un vrai auto-stoppeur d'amères habitudes ,de masochisme sentimental !
on ne descend qu'à mâcon et on n'a pas vu le temps passé !
un vrai plaisir chriscot!

amichel a dit…

ah!j'oubliais. sur la route la peur du gendarme est toujours salutaire !

chri a dit…

@Amichel: Merci à vous!

Anonyme a dit…

L'occasion est rare, en ouvrant au pandore, d'en refermer la boîte.

slev

Cacoune a dit…

C'est pas un crayon mais un pinceau qui te (vous ? C'est au choix) sert à écrire. Excellente la description du cendrier en sueur.

chri a dit…

@Cacoune: Merci à vous.

Nathalie a dit…

J'ai lu ça comme un polar, la peur au ventre.

La chute est parfaite.

Brio.

chri a dit…

@Nathalie Merci à vous. Vraiment!

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