24 février 2010

JOURNAL. Extraits…

Dim. 1er mai 23h10.
Rien.
Lun. 2 Mai 22h 50 (environ).
Voilà huit jours que l’autre est silencieux ! Que peut-il bien faire? Je n’ai rien, moi, mais rien du tout ! Qu’est ce qu’il croit, lui ? Je ne peux tout de même pas allumer de feu sans briquet, Bon Sang ! Un coup de fil, rien qu’un petit coup de fil la semaine dernière et depuis, le silence. Et débrouille toi avec ça, mon frère ! Il ne me reste plus qu’à attendre, et puisque je n’ai que ça à faire, je vais. 23h, une bière et je me couche. Il fait une douce tiédeur. A côté, Françoise dort comme une marmotte anesthésiée. L’Antoine aussi. Demain, gros morceau : L’enterrement à dix heures du fils De Beaumont. Il devrait y avoir de beaux costumes, le gratin de la ville y sera à coup sûr. Une moitié parce qu’elle est ravie, l’autre obligée. Ca ne laisse plus trop de place pour les éplorés. A part quelques filles. Celui là c’était une petite crapule, bien né, mal élevé. Un sournois de première, tout pour déplaire excepté sa bouille de fripouille. Prix d’excellence de la veulerie et, comme personne, jamais, ne lui a tapé sur les doigts... Il faut dire qu’il en avait dans toutes les combines de la ville. Avec le nom qu’il portait, on a jamais osé lui demander des comptes. Et il est mort ! Crise cardiaque à trente deux ans. Tennis, jogging, l’affaire de Papa et boites de nuits... Le toubib qui a délivré le permis d’inhumer ne devrait pas avoir faim cet hiver. Personne n’y croit mais tout le monde la boucle. Tout est toujours bien rangé. En vrai, je me moque un peu de tout ce cirque. C’est Francis qui écrira l’article sur les obsèques éplorées.
J’irai en doublon, je n’ai pas assez le sens des métaphores parait-il... Me manque sans doute ce qu'on nomme la nuance... Trois ans que je suis dans ce canard et trois ans que je m’appuie les fermetures de chasse ou les chats écrasés. Hé oui, on n’écrase pas les chiens, par ici. La chasse sans doute! Bon Sang, Si l’autre pouvait me rappeler. Un peu qu’il m’intéresse le Chavanon. Une fortune d’on ne sait où, du fric pas très propre, des engagements politiques à géométries variables, quelques affaires brumeuses. Un indien Chavanon, intouchable et jamais touché, ni par rien, ni par personne. Ceux qui ont essayé s’en souviennent encore... Bon je filoli. Grande fatigue, d’un coup.
Mardi 3 Mai 23h30.
« PLEURS SUR LA VILLE » Tout Francis est dans ce titre. Il l’aura sa piscine, lui... Il n’a peur de rien, lui. D’autant que des larmes, il n’y en avait pas des litres. En revanche, pour le cinéma, ça allait, merci ! A y regarder d’un peu plus près, il en a bien rajouté le Francis. Il n’écrit pas avec une machine mais avec une brosse à reluire et bien dans le sens des poils, en plus ! Le Chavanon avait l’air serein, pas vraiment triste, enfin la gueule de circonstances. Il faut dire qu’il savait faire. Un pro des chrysanthèmes. Il en a enterré du monde, il en a déposé des gerbes, il en a ranimé des flammes, il en a prononcé des éloges, depuis le temps. Alors comme s’il connaissait tout cela par cœur, il était parti avant la fin de la cérémonie, la mine fermée sur une douleur muette... Sa grosse berline grise de député l’attendait à la sortie du cimetière, une cocarde large comme un soleil tricolore bien en évidence sur le pare-brise et dedans un chauffeur sans casquette. Un démocrate, le Chavanon. Le midi, repas avec Francis. Après avoir tenté de noyer quelques ablettes, causant comme une carpe au milieu du dos de cabillaud il me dit :"Tiens, je viens de m’acheter une baraque à la campagne..." J’ai pensé même la maison autour de la piscine... Il a cru bon d’ajouter : "Ça m’emmerde, j’aime pas la campagne!". "T’es pas obligé d’ouvrir les fenêtres !" Ça ne l’a pas fait rire, moi non plus, je n’ai pas aimé qu’il me prenne pour une brouette de truffes. Il a eu un rendez vous soudain quand je lui ai demandé comment il avait fait pour le fric. J’aurais aimé entendre le mensonge qu’il m’aurait servi... Passé l’après midi au journal à plaisanter avec Betty. Rien de bien folichon lichon.
Mercredi 4 Mai 2h10.
Ça y est, nous y sommes, on nage en plein polar ! Un coup de fil qui déchire la nuit. La voix de l’autre jour, un rendez vous dans une maison forestière. Pour trois heures... S’il croit que je vais sortir maintenant, il se fourre le combiné dans l’œil. La nuit, moa, je dors.
Mercredi 4 Mai 3h30.
Deuxième coup de fil...
Il est beau, lui, il me réveille deux fois dans la même nuit... Une pour un rendez vous étrange, l’autre pour m’engueuler de n’être pas venu... Il me propose un autre RV dans la matinée, à Dix heures au parking Saint Thomas. Il veut me voir à la Saint Thomas, un comique? Dix heures c’est déjà plus catholique comme heure. C’est ma dernière chance a-t-il dit. Cette fois, je vais y aller. Mais avec ces appels, il m’a fichu ma nuit en l’air, ce con. Je me suis fait un café que je bois sur la terrasse. Le lever du jour va être somptueux, la dépression qui nous est passée sur la tête fait place à un ciel de traîne de toute beauté. Les rossignols s’en donnent à cœur joie et, la température, malgré l’heure tournicote autour de chaud. L’Est commence à s’embraser comme un tapis de braises qui enfle. J’ai repris un café pour fêter ça. Ces heures sont les plus belles parce qu’elles sont incertaines. Plus la nuit et pas encore le jour. Une lutte dans laquelle je me perds quelques instants. Il y a dans l’air carmin une brise légère qui m’époussette le corps. Je me sens bien en accord avec ce matin magique. Pas le sens de la métaphore ? Merde, que leur faut-il ? Des eaux fortes?
Mercredi 4 Mai 8h25.
C’est une odeur de café qui m’a réveillé. Ah non, pour être précis, c’est la voix de Françoise : « Ben qu’est ce que tu fous ? Tu dors à poil sur la terrasse, toi, maintenant ? T’es pas net, vraiment pas net ! Il est pas net ce gars là ». Elle a pris le Ciel à témoin et quand elle fait ça, elle est vraiment en colère. Françoise chérie... Bon je m’habille et je passe au journal avant le rendez-vous. J’hésite à en parler à quelqu’un. Pile j’en parle, face je me tais. La pièce tourne deux ou trois fois en l’air. Face. Je crois que cela vaut mieux comme ça. A qui le dire ?
A ce soir, Machine.
Mercredi 4 mai 21h et des broutilles.
Bon sang cette télé quel envahissement, je n’arrive pas à écrire. Pas moyen de se concentrer. Attendre que le calme revienne.
Mercredi 4 Mai 0h30. Non, jeudi 5 Mai.
Je me retrouve avec quoi, moi ? La photocopie d’une lettre de Chavanon adressée à Charles de Beaumont. Et voilà le travail ! Et le cirque pour l’avoir cette lettre. Arrivée dans le parking vers neuf heures trente. Je me suis baladé à pieds dans les étages, l’impression de visiter l’intérieur d’un escargot. Quand je suis remonté, le téléphone a sonné dans la cabine du gardien. Le type qui était là, de garde m’a dévisagé comme si j’étais Mona Lisa en personne, puis il m’a fait signe. Un peu étonné, la trouille aussi. L’ambiance du parking ? Une idée d’abri antiatomique... On va s’emmerder ferme quand éclatera la quatrième guerre mondiale. Je me suis montré du doigt. C’était débile, il n’y avait que nous deux dans les parages. L’autre a haussé les épaules à s’en décrocher la tête et m’a fait oui de la bouche mais sans le son. Il a tordu ses lèvres pour me faire comprendre qu’il me prenait pour un abruti. Ca j’ai compris. Je ne devais pas trop avoir l’air Armée des Zombres parce qu’il est sorti de sa cage en beuglant, peu affable : « Ben ouais, toi, mon pote ! Suis pas standardiste moi ! J’passe pas mon temps à m’faire appeler dans les parkings, moi, j’ai autre chose à faire, moi. »
« Moi non plus" J’ai dit connement, "Moi !" Je me suis avancé vers le gars, il m’a balancé le combiné d’un geste hostile. J’ai tendu les mains mais je l’ai loupé. Il a décrit dans l’air une gracieuse courbe et le plastique noir a volé en éclats contre la porte de la cabine comme une bouteille de champagne sur la coque d’un navire. Il ne restait plus qu’un cercle de métal qui pendouillait mollement au bout du fil. Un yoyo immobile. Au bout du fil une voix hurlait :
« Vous êtes là ? Allo ? Y a quelqu’un ? » Je me suis agenouillé à même le sol et j’ai collé mon oreille contre le truc qui braillait. Je me suis mis à crier aussi. « On se calme, je suis là, qui êtes vous ? J’écoute » Je ne sais pas si vous vous rendez bien compte de la situation ! Un type, moi, à genoux dans un parking désert, hurlant à tue tête à un téléphone dézingué : « On se calme ! » Quelle fatigue... La voix a repris : « Onze heures Café du nord » Et ça a raccroché. Et l’autre derrière : « Et mon téléphone, qui va me le payer mon téléphone ? » J’ai sorti un billet de ma poche et je l’ai tendu au gardien : « Merci, c’était parfait, vous avez été très bien ! Je reviendrais! » Et je me suis tiré en vitesse avant qu’il reparte à s’énerver. Il commençait à m’exciter l’autre avec son jeu de pistes. J’ai perdu l’âme scoute depuis bien longtemps et je n’aime pas trop quand ça se complique. Le café du nord, un bar gris, presque vide, triste à boire, au sol épaissi de sciure sale. Quelques vieilles éponges éclusaient la mort à grandes rasades de rouges mauvais, de blancs ternes, perchés sur de hauts tabourets comme des vautours déplumés. Assis à une table j’ai commandé un vichy orgeat en réaction. Le patron m’a jeté un œil comme si j’étais d’une espèce inconnue. Dès qu’il a rejoint son comptoir, le téléphone a sonné. Je me suis levé et j’ai dit que c’était pour moi. On s’habitue, à force. J’ai pris l’appareil et j’ai gueulé avant que l’autre ne l’ouvre: « C’est pas bientôt fini de me promener dans toute la ville ? On n’est pas au ciné, merde ! Vous voulez quoi ? » La voix a laissé passer l’orage et calmement : "Poste centrale, il y a une lettre pour vous. Arrêtez de pleurer et faites votre boulot, journaliste minable!"
Je n’ai pas su quoi répondre, de toutes façons ça n’aurait servi à rien, elle n’était déjà plus là. J’avais juste le temps de foncer à la poste avant midi. Il y avait bien une lourde enveloppe pour moi. Je l’ai glissée sous le siège et j’ai roulé jusqu’au bord du fleuve pour la lire tranquille. Quand j’ai parcouru les premiers documents, j’étais effondré... J’avais dans les mains un pain de plastic capable de faire sauter toute la ville et même une grande partie de la région, voire un peu plus loin si je me débrouillais bien. Tout y était. Toutes les magouilles, les marchés truqués des lycées, les emplois fictifs, les versements de commissions, toutes les preuves étaient là. Des originaux, des lettres, des feuilles de comptes... Vingt cinq ans de turpitudes et de combines diverses, un catalogue d'exposition de république bananière... Mon Dieu, j’avais ça dans les mains, moi. Quelle tuile ! Un toit entier, tu veux dire. Et pourquoi moi ? La réponse était évidente. Ce n’est pas avec les fermetures de chasse qu’on se fait des amis, je n’avais donc personne à ménager. Des jours comme aujourd’hui j’aurais préféré. J’avais cette bombe sous les yeux alors que le fleuve étonnamment calme s’écoulait lascivement à mes pieds. Quelques bancs de sable se laissaient lécher langoureusement la frange par les eaux caramel qui glissaient en silence. L’ensemble était beau. Quel contraste ! Un instant j’ai pensé foutre à l’eau cette enveloppe comme pour éteindre le feu avant qu’il ne s’allume. Mais je n’ai pas pu...
Jeudi 5 Mai 22h30.
Ma bombe est planquée dans le congélateur. C’est tout ce que j’ai trouvé. Un moyen de la rendre moins brûlante ? Au journal j’ai rassemblé toute une doc sur Chavanon. Vertus publiques, vices privés. Ce type à l’air propre comme un couloir d’hôpital, mais dès que tu pousses une porte, les infections grouillent. Une culture de bouillons, la principauté de Nausocomie.
Vendredi 6 Mai 2h10.
Le temps fraîchit. Jusque là, on était dans une gentille histoire de dénonciation d’un politicien un peu en vue, là, je suis plongé dans un chaudron de mélasse. Et je nage loin des bords. Ce matin, pas de journal, je suis resté ici pour mettre en forme ce que j’avais raclé sur Chavanon et ses satellites. Françoise partie en courses après avoir déposé Antoine à l’école. J’avais deux heures de paix devant moi, juste avant un appel. Vers dix heures, une voix posée, lourde, menaçante : « Arrête de fouiller les poubelles, petit bonhomme, retourne à la chasse et reste-z-y ! »
Ce fut tout. Deux secondes après, la fenêtre du bureau éclatait. J’ai plongé sous le bureau et j’ai vu une grenade, UNE GRENADE, rouler dans la pièce. Nouvel appel : « T’as eu peur ? T’as eu tort ! Celle là est fausse. La prochaine ne le sera pas et de préférence quand tu ne seras pas seul. Tu l’aimes ton Antoine ? Alors laisse tomber ! » Vers onze heures, j’avais fini de nettoyer les débris de verre quand Françoise est revenue, j’avais tout remis dans un dossier de carton. J’étais fébrile et apeuré, je me sentais autant en sécurité qu’un poil sous un rasoir cinq lames. Je n’ai pas attendu que Françoise se débarrasse de ses paquets, je l’ai attrapée par le coude et sans la lâcher je l’ai emmenée vers la voiture. Elle ne comprenait pas, elle criait : « Mais qu’est ce qui te prends ? T’es devenu fou ? » « Crois moi, Bordel, c’est sérieux ! On fonce à l’école chercher Antoine et on pars se planquer quelques jours! » Parce que j’ai juré, elle a du croire que c’était vraiment sérieux. Quand il m’a vu débarquer dans la classe, il a eu l’air ravi, Antoine. Surtout que je n’ai pas pris le temps de m’expliquer avec l’instit, vis à vis des copains ça en impose. On a roulé sans arrêt jusqu’ici. Je ne sais pas si on a été suivi. En fait, ils ne doivent pas avoir besoin de ça, ils doivent connaître cet endroit mais je ne savais pas où aller. La seule façon de m’en sortir c’était d'écrire dare dare cet article et de m’en faire un bouclier en le faisant paraître dans un national. Je ne voyais que ça pour me protéger de cette bande de fous furieux. J’avais quelques heures devant moi...


Le lendemain, Laurent, après une nuit très agitée, s’est levé à l’aube. Il s’est fait un café sans bruit. Il avait tout raconté à Françoise presque morte déjà, d’angoisse. De la cuisine, il pouvait voir la masse sombre du Mont Saint Michel s’imposer au centre de la baie. Le spectacle l’apaisait un peu. La peur broyante qui l’avait saisi hier à l’estomac relâchait son étreinte. Après avoir bu sa bassine de café, il s’est couvert, il a ramassé tout le dossier Chavanon, il avait besoin de le sentir là, avec lui. Avant de partir, il a jeté un œil sur Françoise et Antoine venu dormir avec eux, sans doute contaminé par la peur qui les avait saisis. Ils les a regardé un long moment endormis l’un autour de l’autre. Puis, il est sorti. Il se mettrait au travail en rentrant, il avait besoin de se rassembler. La plage était à quelques mètres de la maison que son beau père avait acheté à la naissance d’Antoine. Des grappes de mouettes se fendaient le bec en se soulevant sur son passage pour se reposer juste après. Un grand jour, ça allait être un grand jour à condition d’en voir le bout. Le sable était dégagé loin devant lui. Il se mit à marcher vers ce qui serait le large. Il tenait le dossier complet contre sa poitrine. Il y avait une bonne partie de son avenir dans ces feuilles, et le risque pour Françoise et Antoine, aussi. C’est tout ça que ressentait Laurent et il tremblait. Malgré le danger réel, cet article à écrire était sa première vraie chance. Il ne lui manquait que le titre. D’un coup, il trouva. Il voulut faire demi-tour et rentrer pour s’y mettre. Il ne put bouger, ses bottes enfoncées dans le sable. Il tira de toutes ses forces mais, seul, son pied droit vint, nu. Déséquilibré, il le reposa. Il s’engloutit, aussitôt. La plage aspirait ses genoux, elle montait à lui, lentement. Fiévreusement, il sortit de son caban un stylo et du dossier une feuille blanche. Il se mit à écrire alors que le sable lui enserrait déjà le bassin. Il faut que je me dépêche, pensa-t-il en souriant. C'est haut les mains qu'il a continué d'écrire alors que le sable lui parvenait au menton...
On ne retrouva rien de lui. Les flics, sans comprendre pourquoi, ont pensé que c’était lui qui avait foutu le feu à sa baraque. Dépression profonde, ont-ils conclu... Profonde, tu parles...
Du cœur noirci des cendres fumantes, on avait extrait les restes calcinés de deux corps encore enlacés...
Stes M 017

8 commentaires:

Brigetoun a dit…

captivée

Anonyme a dit…

Génial. Du grand Chriscot d'une certaine époque ... avec ce petit rien en plus quand rien ne dépasse.
Maîtrise totale. J'y retourne.

Slev

chri a dit…

@Brigetoun: Ca me plait comme adjectif!
@Slev: Du vieux mais assez actuel en cette période électorale!

Lautreje a dit…

j'ai lu d'une traite et j'ai fini emportée par la vague.

chri a dit…

@L'autre je: Emportée? Ben ça me convient, aussi! Merci.

Nathalie H.D. a dit…

Les sables mouvants ça a été un des grands cauchemars de mon enfance. Je ne te remercie pas ;-)


Moi aussi j'ai été happée.

chri a dit…

@Nathalie: Désolé... enfin presque, presque...

Nathalie a dit…

Je viens de relire cette histoire - un suspense d'une intensité impressionnante. Bravo, vraiment !

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